Si nous nous sommes déjà penchés sur le cas de plusieurs acteurs et actrices contemporain(e)s pour tenter de dessiner, modestement, les contours d’un atlas géographique du métier de comédien – de Adam Driver à Harrison Ford, de Scarlet Johansson à Andy Serkis, de Jackie Chan à Doug Jones – il nous reste évidemment encore bien des terres à explorer. Parmi ces zones d’ombres, il y a bien ce visage aquilin à la peau de banquise, supplanté d’un nez fin et tranchant, semblable au sommet d’un mont enneigé. Ce continent, cet antarctique, infiniment vaste, changeant et surprenant : c’est celui de Tilda Swinton.
Postiches, Posture ou Imposture ?
Insaisissable, cultivant son mystère et sa froideur de façade, Tilda Swinton fabrique sa légende en nous enfumant de son épais brouillard. Comme sujet d’étude, Tilda Swinton est en un sens, un total oxymore. Véritable gueule de cinéma, de par son visage si atypique qui convoque en ses traits tout autant de l’animal, de l’humain, du non-humain et même de l’élémentaire (le fait que l’on en revienne toujours à des adjectifs comme glaciale ou froide pour la désigner n’y est pas étranger) ce visage blême et envoûtant, entre androgynie et beauté nordique – si beaucoup considèrent qu’elle a un physique de norvégienne ou de suédoise, elle est en réalité héritière d’une grande famille écossaise – l’actrice a su en faire une force tout autant qu’elle s’amuse à le maltraiter, le transformer, le malaxer.
Dès ses jeunes années de comédienne, révélée par son mentor et pygmalion Derek Jarman, Tilda Swinton s’impose comme une icône différente, opposée aux beautés féminines standardisées qu’impose le système hollywoodien. Dans Caravaggio (Derek Jarman, 1986) dans lequel elle incarne un personnage particulièrement androgyne, elle s’impose même comme symbole de différence, ce qui la propulse au rang d’icône pour la communauté LGBTQ, au point d’être régulièrement associée à l’immense David Bowie auquel beaucoup lui trouvent des ressemblances (ce dernier jouera d’ailleurs plus tard de cette association en invitant la comédienne dans le magnifique clip de The Stars are out tonight). Incarner des personnages redéfinissant les notions de genres devint dès lors l’une des facettes importantes des choix de carrière de la comédienne : chez Jarman de façon constante mais aussi dans Orlando (Sally Potter, 1992) dans lequel elle incarne un homme transgenre, en passant par Man to Man (John Maybury, 1993) jusqu’au très récent remake de Suspiria (Luca Guadagnino, 2018) pour lequel elle s’est même inventer un alter ego masculin – le faux-comédien Lurtz Ebersdorf – prête nom qui lui permet d’incarner un vieux psychiatre allemand, grimée sous une malheureuse couche de latex. Quand Eric Loret de Libération lui demandait en 2011 à Cannes si elle cultivait consciemment une image ambigüe, l’intéressée lui répondait, non sans malice : « Une image, c’est mieux quand c’est ambigu, non ? Je suis trop paresseuse pour cultiver quoi que ce soit. Je trouve l’idée d’ambiguïté essentielle. C’est ce qui m’a amenée au cinéma. Le sentiment du mouvement. En tant que performeuse, si je puis dire, je m’intéresse à l’idée de fluidité. A l’inarticulation et la transformation.» Au regard de sa filmographie, il est vrai que la transformation, le travestissement, les jeux de déguisement, et plus généralement la mise en question de la notion d’identité(s) est une constante. Une façon, peut-être, de trouver un moyen de se libérer de cette gueule qui est la sienne, pour mieux se la ré-approprier et l’accepter.
Ce virage, en un sens, s’est véritablement amorcé en 2005 avec son incarnation marquante de la Sorcière Blanche – un surnom qui lui colle à la peau, c’est peu dire – dans la saga d’héroïc-fantasy Le Monde de Narnia (Andrew Adamson, 2005-2010) puis grâce à son rôle de l’Ange Gabriel dans Constantine (Francis Lawrence, 2005). Habituée jusqu’alors à incarner plutôt des rôles de femmes troubles mais néanmoins « banales » dans des films indépendants – elle n’abandonnera par ailleurs jamais cette facette de sa filmographie bien qu’elle se fasse de plus en plus rare aujourd’hui dans ce registre – son rôle dans Narnia lui permit d’être davantage reconnue du grand public et d’entrevoir les possibilités d’entamer sa mue ou plutôt ses mues. D’abord dans des rôles « à Oscars » avec successivement une partition d’avocate redoutable et stricte dans Michael Clayton (Tony Gilroy, 2007) – qui lui permet de remporter l’Oscar de la Meilleure Actrice dans un Second Rôle – et celui d’une femme alcoolique dans Julia (Erick Zonca, 2008) pour lequel elle entreprend pour la première fois de véritablement métamorphoser son physique de la tête au pieds : “J’ai dû manger des tartes durant cinq semaines pour ressembler physiquement à ce que j’aurais dû être si j’avais bu autant que le prétend le personnage de Julia (…) Mon corps, c’est ma contribution pour faire croire à mon personnage. Si je joue une femme alcoolique depuis vingt ans, il est important que mon corps ressemble à celui d’une alcoolique. Je me dois d’être authentique. N’y voir aucun masochisme de ma part, je le fais pour la réussite du film. Il s’agit moins d’apporter des éléments que de faire reculer les conditions de l’incrédulité. Mon personnage se doit d’adhérer à la fiction. » (Télérama, 29/11/2018). Ainsi, très vite, le nom de Tilda Swinton va se retrouver associer au mot « transformation ». La comédienne rejoignant ainsi dans l’esprit du public et de l’industrie, le camp des comédiens et comédiennes qu’on dira « programmables » (voir notre article écrit sur cette classification des comédiens) en cela qu’ils sont réputés capables de se transfigurer pour un rôle – perte ou prise de poids conséquentes, transformations corporelles en tous genres, maquillages à prothèses… – et d’être dans un investissement et un dévouement complets au personnage, autant physique que psychologique. L’un des premiers à saisir en vol cette opportunité de malaxer la matière en fusion que constituait alors la comédienne, est le cinéaste américain Jim Jarmush, qui lui offre dans The Limits of Control (2009) un personnage taillé sur mesure pour elle, grande femme albinos élancée, tout de blanc vêtue et chevelue, avant de lui proposer une autre partition mémorable, dans le sublime Only Lovers Left Alive (2013) dans lequel Jarmush soulève alors une évidence : offrir à Tilda Swinton le rôle d’une vampire.
Dès lors s’entame pour la comédienne une succession de partitions qui sont autant de numéros de transformistes : vieillie et enlaidie à l’excès dans le Snowpiercer (Bong Joon-Ho, 2013) dans lequel, littéralement défigurée, elle arbore toute une panoplie d’artifices pour transformer son visage, de la perruque au faux dentier. Rebelote la même année chez Terry Gilliam et son oubliable The Zero Theorem, ou elle propose une variation de son rôle chez Bong Joon-Ho : même plaisir à s’enlaidir a l’excès. L’année suivante, elle retrouve Wes Anderson – après son caméo en femme des services sociaux dans Moonrise Kingdom (2012) – pour un rôle taillé sur mesure pour son obsession nouvelle du déguisement : dans The Grand Budapest Hotel (2014) elle est cette fois une vieille dame croulante sous les rides de latex. Et l’accumulation ne s’arrête pas là, en 2015, Judd Apatow s’amuse à la grimer en contre-pied total de ce que l’on peut attendre de la comédienne – jusqu’alors souvent vue dans des rôles maquillés qui l’enlaidisse – en annulant littéralement son visage aquilin qui devient un visage lisse de magazine de mode pour Crazy Amy, si retravaillé qu’on ne parvient plus vraiment à discerner la comédienne sous le maquillage. En 2016, elle va jusqu’à se dédoubler en jumelle pour les frères Coen et leur récit de l’âge d’or hollywoodien dans Ave, César ! – bien qu’elle ait déjà incarné plusieurs rôles dans le méconnu Teknolust (Lynn Hershman-Leeson, 2002) – avant d’apparaître crâne rasé dans la production Marvel ésotérique Doctor Strange (Scott Derrickson, 2016). Ne croyez pas que l’énumération s’arrête ici, puisqu’en 2017 elle propose encore une autre transformation remarquable avec un rôle haut en couleurs dans le magnifique Okja (Bong Joon-Ho, 2017) avant d’atteindre peut-être une certaine acmée (ou un point de non retour ?) avec son triple rôle dans le récent Suspiria (Luca Guadagnino, 2018) tantôt professeure de danse noire corbeau inspirée par la silhouette élancée et noire de la chorégraphe Pina Bausch, tantôt mère des sorcières cadavériques et décrépie, et bien sûr dans le rôle du psychiatre allemand cité plus haut.
Si l’actrice s’amuse clairement à surprendre de plus en plus son monde, on constate toutefois que ses choix convergent vers une forme de “systématisme” qui pourrait tendre, peut-être, à rendre las le spectateur de ses petits numéros de transformiste, comme ce fut le cas pour Johnny Depp avant elle. Aussi, si dans la première partie de carrière Tilda Swinton usait déjà de son physique atypique, à contre-pied ou non, un regard attardé sur sa filmographie plus récente nous permet de constater une exagération qui tend à une forme sublime ou rance (choisissez votre camp) de bouffonnerie assumée. Pourtant l’actrice se défend totalement d’intellectualiser sa démarche et de choisir des rôles à transformation pour asséner dans l’esprit des gens une certaine « Tilda Swinton touch ». Au contraire, elle aime préciser « Je ne choisis jamais de rôle, je choisis une histoire avec un cinéaste.» (Télérama, 2018). Son approche de la transformation est parfois trouble et contradictoire, l’actrice cultive son mystère et ses nuances, même lorsqu’elle accepte de s’exprimer sur le sujet : « La Métamorphose, c’est le premier pas vers le dénouement du puzzle que constitue chaque rôle. Je commence par m’interroger : qui est cette personne ? S’il y a des éléments qui me sont proches, je ne les élimine pas, je négocie mon approche. Mais cela ne rend pas le travail de distanciation plus facile. Or, je crois qu’il est important d’installer une distance objective entre moi et l’autre. » (Le Figaro Madame, 2016).
Fruit d’un vivier d’artistes anglais iconoclastes et militants qui gravitaient autour de Derek Jarman, Tilda Swinton voit peut-être davantage ces rôles grimés comme des « performances artistiques » en soit. Il faut rappeler qu’outre ses apparitions au cinéma, elle aime s’adonner aux happenings et aux installations artistiques décalées. En 1995 par exemple, elle a occupé la Serpentine Gallery de Londres pendant une semaine, allongée six heures par jour dans un cube de verre, offerte au regard des visiteurs, pour une performance nommée Maybe. C’est surement en cela qu’elle se refuse à seulement se considérer comme une « simple » comédienne, sa démarche d’actrice s’incluant dans une démarche artistique performative plus générale : « En fait, j’ai fait des études à Cambridge parce que je voulais devenir poète. J’étais dans l’expérimental, j’aimais les poètes métaphysiques. En fait, je dois dire que, même si mes goûts ont changé, je pourrais quand même qualifier de “métaphysiques” tous mes collaborateurs récents, au sens où nous avons été engagés dans des projets existentiels. » (Libération, 2011).
S’il reste difficile à cerner, parfois aux abords de la posture, le discours de Tilda Swinton s’apparente parfois à une sorte de syndrome de l’imposteur, accommodé d’un rejet épidermique du métier : « Je n’ai jamais cherché à être comédienne, je ne sais pas comment on le devient et ça ne m’intéresse pas de le savoir. » (Télérama, 2011). La sensation, peut-être d’être illégitime à ce milieu et de ne pas se reconnaître comme étant « des leurs », je cite encore : « Je n’ai pas conscience de faire une carrière, car, pour moi, chaque film est le dernier, je ne m’attends pas à en tourner un autre ensuite. J’attends que cela s’arrête pour commencer ma vie pour de vrai. » (LaLibre, 2011). Là aussi, pour comprendre l’oxymore (vous aurez compris qu’il faut en fait parler d’oxymores au pluriel quand on se penche sur son cas) que constitue Swinton, il faut rappeler que, très longtemps, l’actrice fut militante active du Parti Communiste anglais jusqu’à sa dissolution. Un engagement politique qui pourrait expliquer une certaine gène et un certain rejet du système hollywoodien et du luxe qui l’entoure, un monde sur lequel elle s’exprime sans fards : « On m’a invitée aux Etats-Unis pour jouer des petits rôles dans des films. Ironiquement, je suis plutôt connue pour ces rôles-là. Mais pour moi, c’est un peu comme si j’étais connue pour mes destinations de vacances. Ces films, c’est un peu du tourisme pour moi. Comme si j’avais participé à des fêtes. Je n’éprouve aucune responsabilité vis-à-vis de ces films-là. » (LaLibre, 2011)
Tortueuse, indiscernable, la créature Tilda Swinton est une matière à réflexion dont il faudra, sans doutes, encore bien des films et des rôles pour en démêler la mystérieuse attraction. Par chance, son année 2019 s’annonce comme l’une des plus fleurissantes. Pour une femme attendant que le cinéma l’abandonne pour redevenir « normale », elle semble en fait se contenter à vivre une autre vie que celle dont elle dit rêver, puisqu’elle sera ni plus ni moins à l’affiche de sept films l’année prochaine. Alors qu’elle a déjà terminé le tournage du prochain Jim Jarmush, The Dead don’t Die – les premières photos capturées sur le tournage témoignent déjà d’une nouvelle mue pour la comédienne – elle retrouvera aussi un autre de ses cinéastes fétiche qu’est Wes Anderson pour un projet francophone tourné à Angoulême nimbé de mystères et de rumeurs (on a longtemps parlé de comédie musicale mais ce ne serait finalement pas le cas). Mais surtout, cette année lui permettra de s’élancer dans les univers de cinéastes dont elle est encore étrangère tel que Apichatpong Weerasethakul et George Miller, dans des projets dont on ne sait pas encore grand chose mais qui pourraient promettre d’autres probables transfigurations pour la comédienne. En outre et définitivement, nous n’avons pas fini de parler de Tilda Swinton et encore moins d’essayer, en vain, de percer l’épais rideau de mystère qui l’entoure…
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