Mads Mikkelsen, droit dans les yeux


Mads Mikkelsen fut à l’affiche en ce début d’année 2019, de deux films qui font plutôt pas genre, le survival movie un peu vain mais pas dégueu pour autant, Arctic (Joe Penna, 2019), la plutôt médiocre production Netflix, Polar (Jonas Åkerlund, 2019) que l’autrice de cet article n’a même pas pris le temps de finir c’est dire à quel point c’est nul, ainsi que le dernier Julian Schnabel At Eternity’s Gate, lui  aussi fraîchement arrivé sur le géant des plateformes SVOD. L’occasion pour nous de jeter un œil, voir les deux, sur la carrière de ce comédien caméléon.

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Mad Mads

Au fil des années, un visage aux pommettes saillantes, au regard aussi perçant que mystérieux, s’est imposé dans le paysage cinématographique et télévisuel. Ce visage, c’est celui du comédien danois Mads Mikkelsen. Et pourtant, il s’en est fallu de peu pour que ce ne soit jamais le cas. Dans un premier temps dévoué à une carrière de danseur classique et gymnaste professionnel, Mads ne fait ses premières armes devant la caméra qu’en 1996 à l’âge de 31 ans, alors repéré par un certain Nicolas Winding Refn (NWR pour les intimes) qui lui offre le second rôle de Tonny, dealeur tatoué et un peu bêta, petit suiveur sans grande personnalité du personnage principal de sa trilogie Pusher (1996-2005). Mais c’est véritablement en 1999, lorsqu’il travaille de nouveau avec le réalisateur pour Bleeder, qu’il s’impose comme une figure montante parmi les acteurs danois, en incarnant le magnifique rôle de Lenny, un jeune homme cinéphile, un peu gauche et franchement timide, capable cependant de prendre la parole pour citer l’intégralité des réalisateurs français de la Nouvelle Vague en moins de dix secondes alors que le client lui demande un porno. Le comédien continuera naturellement sa collaboration avec le réalisateur dans plusieurs autres projets : Pusher II : Du sang sur les mains (2004) d’abord – sans équivoque le meilleur film de la trilogie, qui mériterait un article à lui tout seul – ou son personnage devient cette fois-ci le rôle principal. Avant de s’associer une quatrième fois au talent de NWR pour le radical Valhalla Rising, le guerrier silencieux (2009), dont nous reparlons ultérieurement.

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Si la carrière de Mads Mikkelsen semble au début raccrochée à celui de son compère danois, l’acteur a néanmoins largement imposé sa trogne de rôle en rôle, d’année en année, avec des performances assez remarquées notamment chez Susanne Bier – on pense bien sur à Open Hearts (2002) – ou dans des films qui font vraiment pas genre tel que Les Bouchers Verts (Anders Thomas Jensen, 2004) dans lequel il incarne un boucher cannibale au physique ingrat. C’est assez tardivement, à l’aube de ses quarante ans, qu’il parvient à s’exporter en terre hollywoodienne. D’abord remarqué grâce au rôle quasi-muet de Tristan, l’éclaireur sarmate du Roi Arthur (Antoine Fuqua, 2004) il acquière définitivement une notoriété auprès du grand public, en interprétant celui qui est considéré encore aujourd’hui, par beaucoup de gens biens, comme le plus grand méchant de la (longue) saga consacrée à James Bond : dans Casino Royale (Martin Campbell, 2006) il est le troublant « Le Chiffre ». Grâce à ce rôle de joueur de poker qui pleure des larmes de sang, ce n’est pas seulement le talent d’un acteur qui va éclater à la face du monde entier, mais aussi un regard. Car la carrière de Mads Mikkelsen semble s’être construite autour d’un point de fixation, d’obsession, que constitue son regard, pour le spectateur comme pour les cinéastes. A l’instar d’un Tom Hardy que l’on cache régulièrement derrière un masque – on y reviendra plus longuement très bientôt – ou d’une Tilda Swinton qui s’amuse à se grimer – on y est déjà revenus, voir l’article – le Danois s’est forgé, consciemment ou non, une filmographie passionnante visitée de personnages résignés, silencieux et de surcroît observateurs. On retrouve ce motif récurrent dès Bleeder à travers la timidité maladive de son personnage – un alter ego de Nicolas Winding Refn – qui n’arrive à prendre la parole que pour parler cinéma. Incarner des personnages quasi-mutiques a assez logiquement fait dériver la spécificité du jeu du comédien vers son regard. De ce fait, Le Roi Arthur en est un exemple passionnant. Mads Mikkelsen y incarne Tristan, l’un des chevaliers de la table ronde – ici, la relecture du mythe en fait des mercenaires sarmates – personnage mutique, aussi mystérieux que charismatique – peinture de guerre et faucon sur l’épaule – qui passe toute la durée du film en retrait, observateur, imprimant une présence électrique par la force de son regard, et ce bien qu’il ne soit dans la plupart des cas, qu’un personnage « spectateur » des séquences, relégué à des plans de coupes de convenance. Il est intéressant de constater que même lorsqu’il incarne ainsi un second rôle – on peut même parler de troisième rôle – là encore, c’est le regard du comédien, qui est mis en avant par la mise en scène d’Antoine Fuqua et qui définit tout le charisme minimaliste du chevalier.

Ce motif va se confirmer et se raffermir avec Vahlalla Rising : Le guerrier silencieux. Cette fois, le Danois y incarne One-Eye, un viking qui comme son nom l’indique est borgne et comme le titre du long-métrage l’indique est silencieux. Avec ce rôle taillé sur mesure, Mikkelsen va imprimer sa légende et affirmer ses spécificités, au risque, diront certains de se laisser enfermer dans une caricature de lui-même. Outrepassons ces facilités pour au contraire y voir une matière de réflexion passionnante. Car si l’on se plonge dans la continuité de sa filmographie, la cohérence de celle-ci sur le point spécifique qui nous intéresse ici, est vertigineuse. Dans le regrettable navet qu’est Les Trois Mousquetaires (Paul W.S Anderson, 2011) l’acteur retrouve un rôle de borgne, dans le costume de kermesse du Conte de Rochefort, tandis que l’année suivante, il remporte le Prix d’Interprétation Masculine à Cannes pour le brillant La Chasse (Thomas Vinterberg, 2012). Dans ce dernier, Mikkelsen livre probablement sa meilleure prestation à ce jour, une prestation qui s’affirme encore une fois énormément par la force évocatrice de son regard qui est même au centre de certains enjeux narratifs du film. Lucas – le personnage interprété par Mads Mikkelsen – cache son regard derrière des lunettes, un jour, il s’entend dire par son voisin « Quand tu baratines, tu clignes des yeux. Tu peux pas t’en empêcher ». L’histoire étant celle d’un homme injustement accusé d’actes pédophiles, ce dernier va être littéralement victime d’une chasse aux sorcières par les membres de son village qui voient en lui un monstre à abattre. Cette chasse va s’axer en grande partie sur le regard de Lucas, ses accusateurs cherchant à voir dans ses yeux le témoignage du baratin qu’un clignement trahirait. Privé de ses lunettes – un masque derrière lequel il pourrait selon son entourage, se cacher et se protéger – il en devient moins inquiétant mais aussi plus vulnérable pour ses voisins vengeurs. Si l’on déroule encore le fil de son imposante filmographie, il faut peut-être s’arrêter le temps d’une brève étape sur l’étonnant western The Salvation (Kristian Levring, 2014) dans lequel, lorsque son visage n’est pas couvert de sang, ce sont ses yeux, sublimés par la photographie, qui visent les meurtriers de sa femme. Et quant à parler du regard de Mikkelsen, remontons un tout petit peu le temps, pour s’appesantir plus longuement sur le très beau Michael Kohlhaas (Arnaud des Pallières, 2013), dans lequel ledit Michael – incarné par Mikkelsen – attend littéralement que le couperet tombe dans une très grande et digne humanité lors d’un magnifique plan séquence final dont toute la dramatique tension se déploie autour du regard expressif du comédien. La durée du plan permet de mettre en lumières toute la gamme d’émotions variées qu’il est capable de dégager, d’un simple frémissement de paupière ou tressaillement de la rétine. Et même lorsqu’il s’aventure chez l’ogre Marvel pour y incarner le méchant du moyen Doctor Strange (Scott Derickson, 2016), son regard d’acier se fait à nouveau abimer à mi-parcours du fait d’un sortilège accidentel. A l’affiche de deux productions récemment  sorties – l’une en salles depuis quelques semaines, l’autre propulsée sur Netflix presque simultanément – les rôles campés par Mikkelsen permeytent de prolonger notre analyse et de la motiver. Dans Polar (Jonas Akerlund, 2019) son personnage, une fois n’est pas coutume, perd un œil à la moitié du film son visage se retrouvant dès lors affublé d’un bandeau cache-oeil du plus bel effet. Dans Arctic (Joe Penna, 2019), si le comédien ne se retrouve pas à nouveau énucléé, il doit composer à nouveau avec son personnage solitaire et silencieux, par la force des choses – suite à un crash d’avion il se retrouve perdu dans l’Arctique – emmitouflé dans une doudoune épaisse pour se protéger du froid, n’ayant, je vous le donne en mille, que ses yeux pour s’exprimer. Tantôt larmoyants, tantôt plongés dans la pénombre, le comédien et le réalisateur usent de ce regard pour ne faire passer que l’essentiel : la résignation du personnage face à ce désert de glace, avant qu’il ne se décide à se bouger les fesses pour sa survie, muant d’un « regard qui dévisage à un regard qui envisage » comme dirait notre cher Jean Cocteau.

« Je partage cette idée que l’acteur n’est pas seulement quelqu’un qui est susceptible de jouer d’autres personnes. Le principal trait d’un acteur de cinéma, c’est sa présence. Même quand vous êtes capable de tout jouer, intervient toujours quelque chose de fondamental qui n’a pas trait au jeu, et auquel tous les réalisateurs ne prêtent pas attention, qui a à voir avec une personnalité, une énergie, des qualités personnelles. […] En toute humilité, l’une des choses que je chéris le plus chez un acteur, et mon souci principal dans mon métier, c’est le fait d’exister dans les plans, y inventer son espace, sans nécessairement y faire grand-chose, sans songer à la caméra. Je crois que je ne suis pas trop mauvais à cela » – Mads Mikkelsen (Libération, 13/08/2013)

Il n’est pas étonnant que les cinéastes aient tant focalisé leur attention sur l’incroyable force du regard de ce comédien hors-norme. Car à travers celui-ci, et au contact du jeu dense et profond de Mads Mikkelsen, c’est peut-être l’humanité toute entière que ces réalisateurs et réalisatrices parviennent à capturer et transmettre. Une humanité qui nous traverse et se propage d’un seul regard. Qu’il soit carnassier ou inquiétant – dans la série Hannibal (Brian Fuller, 2013-2015), Casino Royale – touchant par sa faiblesse – La Chasse – ou électrisant par son charme – Le Roi Arthur – le regard de Mads Mikkelsen est une porte ouverte sur l’âme humaine, un accès direct à l’humanité dans toutes ses aspérités et ses contradictions. Un regard aux services de personnages aussi mystérieux que vulnérables, beaux ou laids, séducteurs ou timides, fous et saints d’esprits : l’humanité tout entière, d’un seul regard, droit dans les yeux.


A propos de Angie Haÿne

Biberonnée aux Chair de Poule et à X-Files, Angie grandit avec une tendresse particulière pour les monstres, la faute à Jean Cocteau et sa bête, et développe en même temps une phobie envers les enfants démons. Elle tombe amoureuse d'Antoine Doinel en 1999 et cherche depuis un moyen d'entrer les films de Truffaut pour l'épouser. En attendant, elle joue la comédie avant d'ouvrir sa propre salle de cinéma. Ses spécialités sont les comédies musicales, la filmographie de Jean Cocteau, les sorcières et la motion-capture.

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