Carlotta dégaine une édition ultime de la seule réalisation de Marlon Brando auparavant passée dans l’escarcelle de Sam Peckinpah et Stanley Kubrick (oui, oui) : La Vengeance aux Deux Visages, western intrigant, résolument différent, à la frontière du classique et de ce qui fera l’avant-garde du genre.
Une brève histoire du Temps
On rabâche, nous autres cinéphiles, les sempiternels exemples. Parlez d’un acteur ou d’une actrice passé(e) derrière la caméra ou qui a toujours été devant ET derrière la caméra en même temps, et l’on vous citera Orson Welles, Charlie Chaplin, Woody Allen, Sylvester Stallone, Clint Eastwood, Jodie Foster même pourquoi pas, les sujets ne manquent pas. Mais quand on parle de l’acteur qui n’a réalisé qu’un seul long-métrage et que cela a pour ainsi dire « suffi », là on ne croule pas sous les exemples. A ma gauche, l’incroyable La Nuit du Chasseur (1955), réalisé par Charles Laughton, coup d’essai coup de maître qui marque le cinéma fantastique avec une œuvre hybride, troublante, au moins aussi belle que Les Innocents (Jack Clayton, 1961) dont il partage plusieurs aspects. A ma droite, se trouve un travail moins évident, ce dès ses prémisses. En 1957, Sam Peckinpah termine une commande, un scénario adapté du roman The Authentic Death of Hendry Jones de Charles Neider avec lequel il prend pas mal de libertés. Le contrat n’émane pas de n’importe qui, puisqu’il s’agit de la société de production chapeautée par Marlon Brando, Pennebaker Production. A la réalisation de ce projet, Pennebaker songe ni plus ni moins qu’à embaucher Stanley Kubrick dont le dernier film est alors Les Sentiers de la Gloire (1957). Peckinpah, Kubrick, Brando : trio curieux que seul un âge d’or peut réunir…Et que seul un ego surdimensionné peut jeter par la fenêtre comme si on parlait d’obscurs artisans interchangeables. Contre toute attente, Marlon Brando vire Sam et Stanley, embauche deux autres scénaristes et décide d’assurer lui-même la réalisation de ce qui deviendra La Vengeance aux Deux Visages, réédité en 2018 par Carlotta.
On peut reconnaître la patte peckinpesque à la trame et la construction du récit (ouverture sur une scène de braquage, présence de la chaleur mexicaine, du stupre, d’une longue séquence de beuverie, rapport au Temps sur lequel on reviendra…). Il narre l’histoire de Rio (Marlon Brando) et Dad Longworth (Karl Malden), deux brigands qui viennent de réaliser un hold-up mais qui en fuyant se retrouvent cernés par les forces de l’ordre au sommet d’une colline. L’espoir, c’est que l’un d’eux aille chercher des chevaux frais, fasse l’aller-retour, vienne chercher l’autre. Ils tirent au sort, c’est Dad qui part, sauf qu’il ne revient pas, et se carapate avec le magot. Rio se fait choper, prend le bagne pour cinq ans, s’évade avec un désir de vengeance extrême, cherche Dad et découvre qu’il est devenu shérif, mais cela ne va pas empêcher son but… Avec une intrigue comme cela, on peut faire une trame nerveuse, un western sec et brutal, sur 70 minutes. Pour Marlon Brando, la velléité est manifestement toute autre. Ce n’est pas une simple histoire de vengeance, mais une espèce de fresque introspective dont la durée conséquente (près de 2h20) est même une version courte par rapport à ce que Brando souhaitait initialement. C’est qu’à la simplicité d’une tragédie grecque, l’acteur-réalisateur ajoute la profondeur psychologique, ambiguë et ténébreuse du XXème siècle – on parle souvent du sous-texte œdipien, masochiste, bref psychanalytique de ce long-métrage en effet tiraillé par l’inconscient, voir le rapport que Rio entretient avec la belle-fille de Dad, qu’il séduit au départ par vengeance, puis dont il tombe amoureux – ainsi que sa sensibilité philosophique et artistique. Rarement, un western aura été aussi traversé par le Temps sous ses diverses formes : la chronologie (très claire tout au long du film), l’attente (le bagne, le cure de rétablissement, la prison en dernière partie), la marche des choses et des faits (plusieurs allers-retours dans le récit ou tentatives échouées car faites « au mauvais moment »)…Donnent à La Vengeance aux Deux Visages un rythme palpable, protéiforme mais omniprésent, parfois intense parfois contemplatif, en tous cas libéré de la contrainte dramaturgique au sens du suspense d’adrénaline et des exigences du spectateur qui a payé son billet pour voir son petit spectacle. Il n’y a qu’à voir comme le gunfight final est expédié, en quelques secondes…A raison finalement, car tuer quelqu’un n’est en réalité pas si long.
Pas tout à fait révolutionnaire (la réalisation, assez plate, y est pour beaucoup), mais pas classique non plus, La Vengeance aux Deux Visages est exactement ce qu’on peut appeler un « western transitionnel », se réclamant à la fois de la modernité (dont la réflexion sur le Temps est une composante importante, en attestent Michelangelo Antonioni et Chantal Akerman) et d’une sensibilité hollywoodienne nette, notamment sur les séquences mélodramatiques. Appréciée ou pas, c’est une œuvre majeure du genre, résolument unique, à laquelle Carlotta rend les honneurs dignes de son rang. Le coffret édité collector limité offre le film en Blu-Ray (magnifique restauration 4K orchestrée par la fondation de Martin Scorsese), en DVD, un livret, l’affiche du film (40 cm) et cinq cartes postales. De quoi peut-être compenser les bonii, eux par contre assez chiches : une présentation de Martin Scorsese (3 min) et une bande annonce.