Dernier volet de la trilogie des mythes après L’Evangile selon saint Mathieu (1964) et Œdipe roi (1967), Médée (1969) de Pier Paolo Pasolini ressort en salles dans une belle copie restaurée par Carlotta, à l’occasion du 40ème anniversaire de la disparition de son interprète principale Maria Callas. L’occasion de revenir sur cette œuvre folle et terrifiante.
La Terreur et la Pitié
Pour ceux qui n’ont jamais fait Lettres classiques, qui n’ont jamais été plongé dans les mythes de l’antiquité, ou pire qui n’en ont rien à foutre, petit rappel des faits. Tout commence par le récit du centaure Chiron qui apprend à son élève Jason qu’il est l’héritier du royaume de Thessalie. Devenu grand, il va réclamer son royaume auprès de Pélias, qui lui promet la couronne en échange de la Toison d’Or, symbole de prospérité gardé en Colchide. Séduite par Jason, Médée, la fille du roi de Colchide, l’aide à voler le trésor et s’enfuit avec lui. Après le refus de Pélias de céder son trône malgré la réussite de Médée, les deux amants se réfugient en Corinthe où règne Créon. Dix ans plus tard, Jason délaisse la mère de ses enfants pour la fille de Créon. La vengeance de Médée sera terrible.
Voir arriver la chronique de ce film dans les colonnes de notre webzine consacrée au cinéma de B à Z peut surprendre un peu. Il n’est pas fréquent en effet que l’on parle d’un cinéaste aussi institutionnel, du moins au premier abord. Médée, pourtant, sous ses atours d’œuvre pour khâgneux a toute sa place dans ses lignes et ce paradoxalement parce que l’adaptation de la tragédie d’Euripide par Pasolini est presque littérale. En effet, le cinéaste dans sa croyance absolue pour le mythe ne tente jamais de le rendre plus accessible. Il cherche sa substance profonde en restituant ses images sans filtre. Cela pourrait donner un film un peu poussiéreux, ou pire embarrassant, c’est tout le contraire qui se produit. En respectant le mythe, Pasolini met en scène une œuvre déroutante, violente et sublime, dévoilant la démesure sanglante de cette histoire. Le terme qui convient le mieux à l’œuvre est celui qui revient le plus souvent dans le long-métrage : barbare. Médée est en effet un film barbare, incroyablement dérangeant, rappelant à quel point ces mythes qu’on a tendance à évoquer comme des objets sans vie sont des œuvres à la fois monstrueuses et essentielles. Finalement, à plus d’un titre, Médée fait penser à la brutalité à venir de Salo ou les 120 journées de Sodome (1975), notamment dans une inouïe scène de sacrifice accompagnée d’une bande son stridente et agressive. Entre théâtralité et réalisme, cette mise en scène d’un infanticide contient en elle toutes les belles contradictions du récit. En ça, il peut évidemment dérouter, laisser des spectateurs un peu indifférents. Parce que si Pasolini est fidèle à l’œuvre, il refuse la reconstitution, cherche le mystique dans des cadres terriens, ceux d’Anatolie ou de Syrie, avec des visages et des corps qui ne sont pas, comme souvent chez lui, des corps de cinéma. Pasolini sublime les visages de la vie quotidienne, ceux qui ne sont jamais filmés. Il déifie une forme de pauvreté jusque dans sa nudité. Il n’est pas étonnant que la seule star joue le rôle principal. Maria Callas incarne une Médée absolument glaçante, dont les regards et les hurlements éveillent chez le spectateur une véritable peur. Elle est muette, n’existant plus que par ses yeux et par ses cris. Personnage terrifiant et même terrorisant, elle pourrait véritablement être un personnage de film d’horreur. Le long-métrage d’ailleurs, dans son respect de l’imagerie mythologique est particulièrement intéressant car il nous permet de voir comme cette imagerie a influencé à plus d’un titre le cinéma majoritairement défendu ici : le cinéma fantastique et d’horreur.
Ce retour à la fiction mythologique pour étudier l’être de la manière la plus profonde est une sorte de manifeste théorique incroyablement stimulant pour notre époque où règne dans les œuvres de fiction un cynisme ambiant insupportable. A plus d’un titre, voir Médée aujourd’hui peut se révéler essentiel, particulièrement pour nous qui cherchons toujours plus de cette audace, de cette folie, et de cette foi dans les puissances de la fiction et de l’imaginaire. Si le film paraît tellement moderne il se place pourtant dans le plus grand respect des codes de la tragédie antique, des fictions éternelles, « La terreur, et la pitié ». S’il fallait résumer, rien de plus ne vient guider ce récit. Ce sont ces sentiments qui à chaque plan guident le film, simultanément ou l’un après l’autre. La pitié, elle est dans le regard magnifique que porte Pasolini aux choses, aux visages, mais aussi dans le parcours terrible de Médée, dans ses dialogues avec les dieux et le soleil qui nous la font voir dans sa profonde solitude. La terreur, elle est dans une mise en scène qui d’un coup prend la forme d’un hurlement, d’un cri agressif, brutal, barbare, qui glace le sang. La brutalité vient aussi du fait que Pasolini ne fait aucune concession à un certain plaisir bourgeois pour incarner la dualité de l’homme entre surnaturel et naturel, imaginaire et réel. Il assume la complexité, la contradiction, le mélange des tons et des univers. Dans une scène, Jason voit le centaure Chiron dédoublé en celui qu’il peut entendre et l’autre restant muet. La dualité est incarnée très clairement ici. Alors bien sûr, cela donne un film moins accessible que d’autres travaux de Pasolini et à plus d’un titre il est dans la lignée du tournant toujours plus radical de sa filmographie jusqu’à la fin de sa vie. Mais cette radicalité, quand elle est aussi essentielle et puissante, est tout ce qu’il y a de plus salutaire. C’est celle-là que nous désirons voir ou revoir aujourd’hui.