Rebel Ridge


Six ans après Aucun homme ni dieu (2018), Jeremy Saulnier collabore à nouveau avec Netflix pour un film, de prime abord, aux antipodes, Rebel Ridge (2024). Une proposition loin du mysticisme de son précédent long-métrage, cette fois bien ancrée dans la réalité des institutions étasuniennes et qui confirme s’il le fallait, l’étendu du talent du cinéaste.

Aaron Pierre regarde vers l'horizon, sur ses gardes, assis par terre et adossé à une voiture à la carrosserie marron ; plan du film Rebel Ridge.

© Netflix

Ripoux contre Ripoux

Dire qu’il aura fallu découvrir les deux derniers films de Jeremy Saulnier sur petit écran en dit long sur la frilosité des studios à produire un cinéma viscéral et ambitieux. Depuis le choc Green Room (2015), le réalisateur s’est en effet tourné vers la plateforme au N rouge pour réaliser Aucun homme ni dieu, un superbe thriller métaphysique, et maintenant Rebel Ridge. Qu’il s’agisse de son postulat de départ, de ses visuels promotionnels ou du casting constitué de quasi inconnus – à l’exception de Don Johnson – tout laissait présager que Saulnier ait pu renoncer à ce qui constitue la sève de sa filmographie, les ténèbres, et qu’il s’en soit allé vers de la série B pour passer le temps. Et bien figurez-vous qu’il signe peut-être ici la meilleure itération de son cinéma. En s’inscrivant dans une intrigue moins alambiquée – à première vue – il permet, d’une certaine manière, d’épurer les intentions qui habitaient déjà ses premiers longs-métrages et de les transcender. La première scène où Terry, un vétéran des Marines se fait contrôler par des policiers, convoque consciemment ou non Rambo (Ted Kotcheff, 1982) et son allure de western moderne. En voulant se venger de la police et de la justice, Terry Richmond incarne ce lonely cowboy venant restituer la paix dans ce petit patelin de Shelby Springs. Rebel Ridge raconte l’histoire de ce Terry Richmond qui, voulant payer la caution de son cousin, se rend à vélo dans la petite ville. À peine arrivé, il se fait renverser puis contrôler par la police locale qui lui confisque son enveloppe pleine de cash, soit 36000 dollars, bien que cet argent soit propre. Il se met donc en tête de récupérer cette somme en se rendant chez le greffier du tribunal qui lui oppose un refus. Finalement, c’est Summer McBride qui va essayer de l’aider en lui dévoilant la corruption à l’œuvre à Shelby Springs. La pression augmente à mesure que Terry en apprend et c’est toute une mécanique mafieuse qui se dévoile peu à peu.

Le comédien Aaron Pierre, le t-shirt trempé de sueur, cache des billets sous son haut en marchant dans les couloirs de ce qui semble être un couloir officiel ; scène de Rebel Ridge.

© Netflix

Si la dernière fois que Netflix avait utilisé le mot « rebel » dans l’une de ses productions, c’était pour le diptyque très laid Rebel Moon (Zack Snyder, 2023), la proposition est ici toute autre tant Jeremy Saulnier sait y faire pour installer une ambiance de fin des mondes à chacune de ses scènes. Chaque composition de plan, chaque cut et chaque geste s’inscrit dans une harmonie que la musique, omniprésente, vient rendre viscérale et tendue à souhait. 2h15 où le rythme ne faiblit quasiment jamais si ce n’est avant le dernier acte. 2h15 où Saulnier livre une mise en scène magistrale et une petite leçon de cinéma. Il faut dire que son scénario – qu’il a lui-même écrit – est un point de départ déjà solide puisque, en forme de poupées russes, il révèle scène après scène l’étendue de la pourriture gangrenant les institutions de Shelby Springs. S’il s’agissait d’un livre, en parlerait de page turner tant Rebel Ridge se déploie lentement mais sûrement, comme un serpent venant étouffer sa proie. Pour autant, le cinéaste évite l’écueil de faire de son héros, pourtant bien bâti et rompu aux techniques de combat – on retiendra la très bonne scène où les flics corrompus l’apprendront à leurs dépens – une machine de guerre ayant pour seul but de tout détruire sur son passage.

C’est ici que Rebel Ridge s’inscrit parfaitement dans le cinéma de Jeremy Saulnier ; chez lui, les personnages ne sont pas tout noirs et encore moins tout blancs, et c’est dans ces nuances qu’il aime à poser son regard et sa caméra. Le personnage de l’officier Marston, par exemple, est une infime raclure dans la scène introductive, bien que discrètement, le réalisateur nous propose de décaler notre perception pour mieux comprendre qu’il est aussi bien complice que prisonnier d’un système. Et ce système de corruption, que Saulnier décrit dans les moindres détails sans que cela paraisse rébarbatif, est une allégorie puissante du mal qui gangrène les États-Unis depuis un moment. Les bleds paumés sont abandonnés par les autorités et la politique en général, ce qui amène forcément à des alternatives pas très heureuses comme en témoigne la popularité encore intacte de Donald Trump. Saulnier évite de juger trop vite ces mécanismes et s’emploie plutôt à punir, à la faveur d’un final surprenant, ceux qui en profitent. Cette dernière scène, comme un miroir inversé à la première, ne prétend pas avoir tout réglé : à l’instar du far west, tout reste encore à faire quand le cow-boy s’éloigne à l’horizon.

Don Johnson, la main prête à sortir un revolver de sa ceinture face à Aaron Pierre, dans un parc municipal ; les deux hommes sont face à face, calmes, se fixant ; plan extrait du film Rebel Ridge.

© Netflix

Jeremy Saulnier s’appuie sur un casting ultra solide pour incarner ces figures toujours sur la crête – « ridge » signifie d’ailleurs « crête » dans la langue de Clint Eastwood. Le plus connu, Don Johnson, brille vraiment dans un rôle de flic à l’opposé du Sonny Crockett de Deux Flics à Miami (Anthony Yerkovich & Michael Mann, 1984-1990). Excellent de bout en bout, tour à tour menaçant et pathétique, on ne l’avait plus vu aussi bon depuis Traînés sur le bitume (S. Craig Zahler, 2018), cousin lointain de ce Rebel Ridge. On peut souligner la prestation tout en fausse douceur d’AnnaSophia Robb qui, en faux love interest – c’est du moins sous cet angle qu’aurait été utilisé le personnage il y a encore quelques années – insuffle de l’émotion dans ce monde de brutes. Elle, qui pour la petite anecdote jouait Violet Beauregard dans le (trop) coloré Charlie et la Chocolaterie (Tim Burton, 2005), change définitivement de registre en embrassant la noirceur du monde façon Jeremy Saulnier. Enfin, Aaron Pierre, dans le rôle principal, que l’on avait découvert plus tôt cette année dans Foe : Le Remplaçant (Garth Davis, 2024) et que l’on retrouvera dans Mufasa : Le Roi Lion (Barry Jenkins, 2024), remplace au pied levé John Boyega avec brio. Ce changement de casting avait entraîné des retards de production – le tournage avait commencé en avril 2021 – mais bénéficie certainement au film tant Aaron Pierre insuffle une gravité instantanément tout en jouant de sa physicalité menaçante.

Rebel Ridge, compte tenu de la façon dont il est vendu par Netflix, risque de déconcerter les habitués de la plateforme SVOD qui pensaient trouver là un nouveau Tyler Rake (Sam Hargrave, 2020), à cause de sa noirceur et de sa radicalité sèche. En quelques secondes de long-métrage, Jeremy Saulnier rassure en revanche ceux qui, comme l’auteur de ses lignes, avaient peur qu’un auteur puissant du cinéma américain tel que lui ait pu se perdre dans les méandres du catalogue Netflix. Le cinéaste derrière Green Room, en se délestant d’une certaine envie de choquer et de plaire à la fois, trace sa route et signe ici son travail le plus maitrisé, humble et épuré. Pour rejoindre l’introduction de ce papier, il est juste regrettable de découvrir un cinéma si riche, un film aussi réussi et puissant que Rebel Ridge, autrement que sur grand écran.


A propos de Kévin Robic

Kevin a décidé de ne plus se laver la main depuis qu’il lui a serré celle de son idole Martin Scorsese, un beau matin d’août 2010. Spectateur compulsif de nouveautés comme de vieux films, sa vie est rythmée autour de ces sessions de visionnage. Et de ses enfants, accessoirement. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/rNJuC

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