Traînés sur le Bitume 1


En France, les meilleurs films de l’année ne sont plus forcément distribués dans les salles. Ce constat honteux se confirme particulièrement en cette année 2019, où les spectateurs hexagonaux devront se contenter de voir sur petit écran des travaux que nous considérons pourtant comme de purs chefs-d’œuvre tels que The Beach Bum (Harmony Korine) ou cet étrange et beau Dragged Across Concrete, qui sort chez nous directement en DVD et Blu-Ray ce 4 août. Soit le dernier bébé d’un cinéaste de plus en plus passionnant n’ayant jamais connu les honneurs des salles françaises, S. Craig Zahler…

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Calme Brutalité

C’est en 2015 que nous avons pu découvrir S. Craig Zahler, déjà en VOD ou sur disque, avec l’inégal, passionnant et traumatisant Bone Tomahawk, western contemplatif et horrifique qui, au-delà de ses imperfections, témoignait déjà d’une vision d’auteur profonde faite d’un certain goût du contre-temps, de la lenteur, des dialogues curieusement poétiques, et de la violence la plus crue et la plus gore possible. En 2017, il transformait l’essai, du moins partiellement, avec un film de prison étrange et incroyablement brutal, Section 99, où un Vince Vaughn impérial s’affirmait déjà comme un grand acteur dramatique portant à bout de bras cette odyssée absurde et violente. Si ces deux précédents essais étaient donc déjà guidés, du moins en germe, par une singularité, rien ne pouvait vraiment laisser présager, à mon sens, l’ampleur de la réussite de ce Dragged Across Concrete, qui restera probablement l’un des longs-métrages les plus importants de notre année cinéma. Bien qu’on pourrait comparer Zahler à nombre de cinéastes connus et admirés – Tarantino pour la longueur et les dialogues étendus jusqu’à la rupture, Eastwood pour la tendresse envers les brutes, Peckinpah sur lequel nous reviendrons plus tard – il nous faut donc avant tout insister sur ce qui en fait une voix absolument singulière dans le paysage cinématographique contemporain, et même, soyons fous, dans l’Histoire du cinéma américain.

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Dragged Across Concrete raconte d’abord la chute de deux flics fatigués, deux brutes touchantes incarnées par deux acteurs au sommet de leur talent, qui, après avoir été suspendus pour une intervention musclée contre un trafiquant mexicain, décident de sombrer dans la criminalité. A côté de cela, on suit le parcours d’un autre personnage, incarné par Tory Kittles, lui se retrouvant bien malgré lui à participer à un braquage qui s’avérera d’une brutalité inouïe. Évidemment, ces trois-là se retrouveront, parmi d’autres, sur les mêmes terres de violence et au cœur du même traquenard. Sur un argument de série B très premier degré et très simple – fait de flics corrompus et de criminalité bien connue – Zahler tisse finalement un récit choral très complexe, parfaitement arcbouté, se permettant d’étonnantes et sublimes sorties de route. En effet, l’œuvre se distingue par sa durée exceptionnelle – 2h39 – et cela lui permet de parfaitement trouver son rythme. C’était la principale recherche, pas encore parfaitement aboutie, des précédents efforts de Zahler : celle d’un rythme singulier fait d’étirements des séquences suivis d’une irruption brutale de violence. Ici, le cinéaste semble avoir peaufiné son art du contre-temps et de la longueur ce qui se voit particulièrement dans l’épisode impliquant le personnage incarné Jennifer Carpenter, peut-être le plus beau du récit. C’est une jeune femme, incapable de se séparer de son enfant avant de partir travailler, mais que son mari convainc derrière la porte de leur appartement, lui permettant juste de toucher un instant leur bébé. Cette longue séquence étrange et bouleversante témoigne bien de l’audace et de la poésie de l’écriture de Zahler qui en font bien plus qu’un simple et habile artisan de série B, bien qu’il ne fasse que s’envisager comme tel, et c’est tant mieux. Au milieu de son film, il est capable de se concentrer sur un personnage à peine rencontré et de lui donner un destin – même si celui-ci sera sauvagement et cruellement achevé – ainsi que la représentation la plus claire de son constat alarmiste sur la société américaine. Cet art de l’image forte et conceptuelle vient d’une vraie attention de cinéaste à des choses très précises qu’on ne voit plus beaucoup : un regard, une intonation, une légère crispation sur le visage, une manière de manger son sandwich ou de toucher son enfant. Il n’y a pas grand-chose à dire quand nous est montré ainsi le regard bouleversant de Jennifer Carpenter vers son bébé, ou encore plus simplement face à la présence extraordinaire de Mel Gibson tout en violence contenue et d’une infinie tristesse rentrée. La mélancolie qu’il dégage pendant toute la durée du long-métrage – contenant à la fois son histoire légendaire d’acteur et le spleen de son beau personnage brutal et dépassé – nécessiterait un long texte en soi et témoigne du fait qu’il est encore et toujours l’un des plus grands acteurs du monde.

Pourtant, le constat de Zahler n’est pas très neuf. Pour le dire simple, et forcément le caricaturer un peu la société américaine est gangrénée par l’argent. Le personnage de Mel Gibson ne peut s’arrêter de travailler car il aimerait déménager avec sa fille continuellement agressée et sa femme très affaiblie par sa sclérose en plaques ; Vince Vaughn doit être plus assuré financièrement pour pouvoir demander sa compagne en mariage ; Tory Kittles retourne à la criminalité pour pouvoir sortir définitivement sa famille et lui d’une misère insupportable ; et enfin Jessica Carpenter doit retourner travailler malgré elle, qui plus est dans une banque assez pathétique, pour pouvoir de nouveau toucher son enfant sans en être séparé physiquement. Le constat est donc plus social que racial bien que rien ne soit caché du racisme des deux personnages secondaires, contrairement à ce qu’ont pu affirmer quelques critiques américains franchement malhonnêtes. L’énoncé est donc simple, comme les motivations des personnages et la résolution des différentes intrigues. En cela, Zahler assume pleinement son statut de metteur en scène de série B, comme en témoigne son bel épilogue utopiste bien que doucement amer. Son génie vient moins d’une volonté précédent l’intrigue, un propos qui surplomberait le genre que d’une fine élaboration venant servir les codes de la série B et la grandeur de ses personnages a priori stéréotypés. En cela, Zahler propose à mon sens un horizon absolument réjouissant, mais aussi très émouvant, s’éloignant par une modestie plus réfléchie qu’on ne pourrait croire des modes venues de petits malins très en vogue au talent aléatoire. De Jeremy Saulnier à Jordan Peele en passant par Alex Garland et dans une moindre mesure, Jeff Nichols, qui, chacun à leur manière font du détournement, de l’anoblissement ou de la réécriture du genre le cœur de leur récit. Ce qu’il y a de plus réjouissant dans cette réussite, c’est que c’est finalement en grand conteur et metteur en scène de série B que Zahler parvient à mettre en scène le constat politique le plus fort du cinéma américain de ses dernières années, comme pouvait le faire un Peckinpah en son temps. A savoir en proposant une aventure sensitive, patiente mais aussi faite d’un authentique plaisir de spectateur, qui figure puissamment et rigoureusement les pulsions de violence consubstantielles à la société américaine et à ses idéaux libéraux.


A propos de Pierre-Jean Delvolvé

Scénariste et réalisateur diplômé de la Femis, Pierre-Jean aime autant parler de Jacques Demy que de "2001 l'odyssée de l'espace", d'Eric Rohmer que de "Showgirls" et par-dessus tout faire des rapprochements improbables entre "La Maman et la Putain" et "Mad Max". Par exemple. En plus de développer ses propres films, il trouve ici l'occasion de faire ce genre d'assemblages entre les différents pôles de sa cinéphile un peu hirsute. Ses spécialités variées oscillent entre Paul Verhoeven, John Carpenter, Tobe Hooper et George Miller. Il est aussi le plus sentimental de nos rédacteurs. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/riNSm


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