Dressé pour tuer


En cette rentrée, ESC Editions sort les crocs et nous propose de (re)découvrir l’un des derniers chefs-d’œuvre du grand Samuel Fuller : Dressé pour tuer (1982). Il est l’un de ces films qui ne vous laisse pas le temps de courir, qui vous attrape et vous prend à la gorge face à la dure réalité d’un racisme omniprésent. Pas de doutes, Samuel Fuller fait incontestablement partie des grands du cinéma.

Un chien blanc s'apprête à mordre une main d'homme noir dans le film Dressé pour tuer.

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Chienne de vie

Si le film commence dans l’obscurité des collines d’Hollywood et d’un paysage sans horizon, c’est qu’au-delà d’un présage, Samuel Fuller n’y trouve déjà plus sa place. Anti-conventionnel au possible face aux blockbusters des années 80, Dressé pour tuer (1982) s’inscrit dans une carrière en dent de scie du cinéaste. Taxé de film raciste par des organisations (celles-ci ne l’ayant d’ailleurs pas visionné), la Paramount qui s’occupe de la distribution devient frileuse et décide de ne pas sortir le long-métrage aux États-Unis. Mais le cinéaste ne veut pas en rester là, il s’expatrie alors outre-Atlantique et plus précisément en France où sa détermination à défendre le projet porte enfin ses fruits. Dressé pour tuer fait littéralement un carton dans l’Hexagone et c’est tant mieux, sans quoi nous n’aurions pas pu découvrir l’une des dernières grandes réalisations de Fuller. Comme à son habitude, l’ouverture du film est franche, tranchante, efficace. Un noir, un tunnel dénué de lumière et l’aboutissement d’un accident au détour d’un virage. Rien de tout cela ne présage un avenir radieux. Julie Sawyer (Kristy McNichol), jeune comédienne, vient de renverser un chien blanc avec son véhicule. Elle décide dans sa compassion d’emmener l’animal dans une clinique vétérinaire avant de retrouver son propriétaire. La face sombre du chien ne tarde pas à ressurgir, l’animal est dressé pour attaquer les personnes de couleur noire. Julie va alors chercher l’aide de Keys (Paul Winfield), un dresseur d’animaux sauvages, afin d’extirper la haine qui ronge le chien en dépit des conseils de son entourage d’euthanasier l’animal.

Vu de dos, des jambes d'homme en pantalon de costume gris sur un sol sableux ; à l'arrière plan, une montagne, et vue à travers de larges grilles circulaires ; plan du film Dressé pour tuer.

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Adaptation cinématographique du roman de Romain Gary (Chien blanc, 1970), Samuel Fuller se voit confier les rênes du projet suite au désistement de Roman Polanski qui connaît quelques problèmes juridiques… Et l’on s’en voit ravi tant le sujet colle à la peau de son réalisateur. En effet, ça n’est pas la première fois que Samuel Fuller traite le sujet du racisme, l’ayant déjà abordé frontalement dans Le jugement des flèches (1957) ainsi que dans Le Kimono pourpre (1959). Mais le sujet prend ici toute sa force dans sa personnification, sous les traits d’un chien fidèle, dressé et éduqué comme il se doit. Surtout, bel et bien éduqué à l’image de l’être humain, prisme idéal de tous les vices dont la violence et la haine en font partie. Car Samuel Fuller l’affirme, la haine se plante et se cultive comme une graine que l’on arrose pour y voir pousser les fruits de la violence. Alors le chien développe sous nos yeux cette double facette, incarnant la méfiance, la crainte, puis la peur, transformant le meilleur ami de l’homme en véritable monstre. Ça tombe bien me direz-vous car la Paramount veut son film d’horreur animalier : après le succès des Dents de la mer (Steven Spielberg, 1975) et Piranhas (Joe Dante, 1978), il faut un nouvel animal qui terrorise l’Amérique. Encore une fois, Fuller caresse ses distributeurs à rebrousse poil, sa mise en scène est plus brutale, violente et viscérale, à l’instar de son sujet. Le grand spectacle laisse place à l’intimisme et les cicatrices du passé se dévoilent petit à petit. Des séquences faisant largement écho à l’horreur de la guerre – puisque Samuel Fuller a combattu sur plusieurs fronts durant la Seconde Guerre Mondiale – parsèment le récit. On pense forcément à la scène du chien hypnotisé par ces images de guerre à la télévision, assourdi par les tirs et les explosions, n’entendant pas les appels à l’aide de Julie qui subit une agression. Et bien sûr, la séquence de la fourrière où Julie découvre, les larmes aux yeux, le sort des animaux laissés pour compte, enfermés dans un four crématoire. Cette vision de l’innommable s’impose à nous, comme une claque violente, véritable écho au traumatisme du jeune cinéaste qui participa à la libération du camp de Falkenau en 1945 dont il filmera la découverte. L’animal féroce et effrayant tant recherché par la Paramount s’éloigne alors de cette image manichéenne – comme Fuller sait si bien le faire pour ses protagonistes– pour nous livrer la nature paradoxale de l’être humain à travers le chien. L’animal représente alors toute la part de responsabilité de l’homme, tout s’apprend, tout s’inculque et tout se paye.

Gros plan sur le chien blanc de Dressé pour tuer, du sang plein les babines et sur son poil.

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Si l’ombre du racisme se projette à chaque coin de rue, l’espoir et la détermination sont certainement ce qu’il y a de plus beau dans le personnage de Keys. A défaut d’abdiquer et de retomber dans la violence en euthanasiant l’animal, ce dresseur à la peau noire y voit la possibilité d’éradiquer ce mal par l’éducation. C’est bel et bien cet enjeu qui donne sa toute puissance au récit : les racines sont-elles trop pourries ou est-il encore possible de les guérir ? Pour Keys, le combat lui-même est salvateur, l’affrontement avec le chien fait partie intégrante de sa nouvelle éducation. Armé de ses protections matelassées, le dresseur se fait mordre, encore et encore, comme pour lui montrer paradoxalement la vanité de cette violence. Samuel Fuller ne fait pas le choix anodin de mettre en scène ces confrontations à la manière d’un duel de western. Accompagnés d’une musique d’Ennio Morricone, ces séquences nous ramènent aux spaghettis de Leone, assaisonnés d’une sauce amère et poussiéreuse, comme un goût de sang. On ne peut s’empêcher d’y voir un véritable retour aux sources, d’une Amérique construite sur ces effusions de sang, de bêtes en cage, soumises, attendant leurs coups de fouet pour être dressées selon le bon vouloir de l’homme. C’est le retour de boomerang qui nous frappe en plein visage, celui d’un pays à double tranchant, responsable de sa propre monstruosité, prête à montrer patte blanche pour mieux sortir ses crocs. Et ce retour de flammes fait mal, dans cette séquence finale où le temps s’étire et les secondes prennent des proportions monstrueuses, l’expression bouleversante de Keys témoigne de tout espoir qui s’effondre en un claquement de doigt. Paradoxalement, encore une fois, c’est avec violence que Keys met fin à tout ce qu’il a entrepris. Fuller l’affirme avec fatalisme, la violence et la haine ressurgissent toujours une fois inculquées. Pour autant, dans le regard humide du personnage de Keys, on ne peut s’empêcher de voir celui du cinéaste, celui d’un artiste engagé dans un combat perpétuel, le combat d’une vie. Et puisqu’on aborde la notion de regard, on notera que le point de vue prend une place prépondérante : en passant par des caméras à hauteur de l’animal, en saisissant les regards à l’aide de gros plans, passant du chien à l’homme et vice-versa, la mise en scène nous impose de se mettre à la place de l’autre, d’égal à égal. Alors, ce qui semblait être une opposition se mêle et se confond, tout comme ce rapport du noir et du blanc omniprésent. Il apparaît d’abord dans le titre original White Dog (chien blanc) et puis dans cette dualité de l’animal au pelage blanc face à ce dresseur à la peau noire, personnages tous deux meurtris par une violence qui les oppose et les lie à la fois. Forcément, ce générique d’introduction – rappelant la vision de l’animal en nuances de gris – passant du blanc au noir les noms qui s’affichent à l’écran, rappelant ainsi explicitement que la couleur ne change en rien ce qui nous identifie… Samuel Fuller nous livre ici un de ses derniers grands films. Impactant, violent, poignant et bouleversant à la fois, il est l’un de ces longs-métrages dont on ne peut ressortir indemne. Le cinéaste semble ici y mettre toute son âme, celle d’un vieil homme au passé douloureux, nous prenant par la main pour nous montrer que la vie n’est peut-être pas toujours comme on voudrait qu’elle soit.

Alors exit la VHS honteuse en 4:3, ESC Éditions nous permet de découvrir ce film à sa juste valeur avec sa restauration et ce beau coffret combo Blu-ray/DVD incluant un livret de 32 pages ainsi qu’une superbe affiche américaine. Côté bonus, vous trouverez une analyse intéressante avec l’historien Nachiketas Wignesan, ainsi qu’un entretien avec Samantha Fuller, la fille du cinéaste, regorgeant de pas mal d’anecdotes sur le tournage du film dans lequel elle joue d’ailleurs un petit rôle. On trouvera également l’extrait d’une conférence (90’) sur Samuel Fuller enregistré à la Cinémathèque Française en 2018. Encore une occasion d’ajouter un bel objet à sa dvdthèque pour les cinéphiles que nous sommes !


A propos de Jean Stefanelli

Élevé dans une maison où l'on déguste des têtes de veaux sauce gribiche au doux son des bols tibétains, Jean a réussi à trouver son équilibre en matant 10 fois par semaine l'intégrale des contes de la crypte. Ses cheveux d'immigré italien se dressèrent sur sa tête le jour où il découvrit l'Enfer des Zombies de Fulci et c'est pourquoi aucune nouvelle histoire ne lui vient sans qu'il n'écoute Fabio Frizzi. Féru d'écriture et d'univers onirico-horrifiques, il réalise des films et emmerde son chef-op pour qu'il lui fasse une séquence à la De Palma dans Pulsions, mais bon, n'est pas Brian qui veut... Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/riEIs

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