Les Cinq Diables


Après la Vue, l’Odorat. Les Cinq Diables (2022), ambitieux deuxième film de Léa Mysius présenté à la Quinzaine des Réalisateurs mêle avec malice le drame familial et fantastique en suivant le parcours de Vicky, petite fille à l’odorat mystérieusement sur-développé et manifestant des pouvoirs amenés à bouleverser le fragile équilibre de sa famille.

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Séance Odorama

Il y a cinq ans, Léa Mysius avait enthousiasmé la Semaine de la Critique (et remporté le prix SACD ainsi que la fameuse Palm Dog) avec Ava (2017), premier long-métrage aux allures de teen movie débridé, suivant une jeune femme, campée par la brillante Noée Abita, apprenant subitement qu’il ne lui reste que quelques semaines avant que sa cécité ne soit totale. Un film d’été, par définition solaire, reprenant beaucoup des codes du coming of age movie en y ajoutant cette terrible épée de Damoclès, portant ainsi une attention toute particulière à la vue, à la lumière et aux regards, les derniers pour Ava. Il semblerait qu’avec Les Cinq Diables, Léa Mysius n’en ait pas terminé avec son exploration des cinq sens. Cette fois, c’est donc au tour de l’odorat d’être au cœur de son intrigue car Vicky, petite fille habitant aux Cinq Diables, petit village montagnard fictif de l’Isère, a un sens de l’odorat très développé, effrayamment développé. Elle reconnaît les odeurs de tout et de tout le monde. Surtout elle est capable, grâce à de petits bocaux dans lesquels elle effectue des mélanges, de répliquer n’importe quelle odeur préalablement sentie. Cette passion, quoiqu’un peu étrange, reste relativement anodine jusqu’au retour dans le village de Julia, sœur de son père Jimmy, qui entretient des liens bien énigmatiques avec sa mère Joanne. Lorsqu’elle reproduit l’odeur de Julia, Vicky voyage par intermittence à travers le temps, la laissant entrevoir peu à peu le passé de sa famille et surtout celui de sa mère adorée.

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Peu de temps après Petite Maman (Céline Sciamma, 2021), il semble que le voyage dans le temps soit particulièrement en vogue pour raconter et explorer la sphère de l’intime. L’élément de fantastique du film va effectivement venir dévoiler à Vicky les secrets et les blessures qui entourent sa famille et qui hantent le village. Si la suite d’événements autant que les révélations peuvent sembler programmatiques, l’intérêt est ici ailleurs. Léa Mysius ne construit pas un récit à twist, tel un Shyamalan à la française. Ce n’est pas tant la nature des révélations – effectivement assez facilement compréhensibles et prévisibles – qui la porte mais bien la mise en scène du puzzle qui se présente à la petite Vicky. Le passé de la ville comme de la famille est partout et de nombreux éléments dans le cadre viennent le rappeler : photos de famille ou de mariages, trophées de gloires passés. Ce passé est omniprésent et pesant. Le voyage dans le temps n’a donc pas pour but de nous surprendre – le cœur du drame est d’ailleurs révélé dès les premières images, tout l’intérêt de plonger Vicky dans l’histoire de sa famille réside donc dans l’exploration du labyrinthe lui-même, aux travers des fils plus ou moins tortueux qui unissent son père, sa mère, sa tante ou encore l’énigmatique Nadine, campée par la brillante – et ici inquiétante – Daphnée Patakia. La vraie découverte que Vicky va faire est celle de la complexité, de la profonde étrangeté de toute relation, qu’elle soit amoureuse, amicale ou familiale. Le fantastique est au service du récit d’apprentissage, de la sortie de l’innocence pour découvrir le monde des adultes. L’élément cyclique du voyage dans le temps – qui n’est pas sans rappeler un certain Retour vers le futur (Robert Zemeckis, 1985) – ne fait qu’amplifier les interconnexions, matérialiser les liens invisibles, les sentiments contradictoires, cartographier l’angoissant bordel qu’on appelle une famille.

La comédienne enfant Sally Drame est assise sur le fauteuil de ce qui semble être un bar aux néons colorés ; une lumière orangée luit sur sa peau et ses lunettes années 70 dorées qui cachent ses yeux ; elle porte également une coupe afro et une salopette ; plan issu du film Les cinq diables.

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L’angoisse caractérise d’ailleurs assez justement Les Cinq Diables. Une des grandes forces du long-métrage est de parvenir à créer et maintenir son atmosphère toujours sourdement inquiétante, le sentiment qu’à tout moment, quelque chose d’indiciblement anormal peut survenir. Cela tient par exemple à quelques plans statiques, se concentrant souvent sur les regards, les visages plus ou moins déformés de Julia ou de Nadine, ou encore à la bande originale atmosphérique et grave de Florencia DiConcilio – réalisé en partie par la transformation de sons d’animaux sauvages – Mysius inscrivant à ce titre son second film dans la directe continuité du premier. La mise en scène de la magie lorsque Vicky, prépare de curieux mélanges en bocaux, étiquetés « Maman 1 », « Julia », etc… participe également à cette inquiétude qui se distille tout au long du récit. La reproduction par ces artifices des odeurs des autres par d’étranges concoctions (allant de la crème que s’étale sa mère à l’essence de corbeau mort), fascine et inquiète, touchant à une peur folklorique, comme si on subtilisait une partie de l’essence des personnages à chaque décoction. Malheureusement, si le concept scénaristique et visuel de cette forme primitive de sorcellerie séduit, la mise en scène peine à suivre cette trouvaille scénaristique. L’odeur est au cœur du scénario, mais la mise en scène et la photographie toutes deux très maîtrisées ne parviennent pas toujours à matérialiser à l’image ce pouvoir de l’odorat et lui donner corps. Les trouvailles visuelles, les scènes exploitant avec malice les règles et le concept fantastique posées initialement font ainsi définitivement des Cinq Diables un film débordant de (bonnes) idées mais pas toujours à la hauteur de ces ambitions.


A propos de Martin Courgeon

Un beau jour de projection de "The Room", après avoir reçu une petite cuillère en plastique de plein fouet, Martin eu l'illumination et se décida enfin à écrire sur sa plus grande passion, le cinéma. Il est fan absolu des films "coming of age movies" des années 80, notamment ceux de son saint patron John Hughes, du cinéma japonais, et de Scooby Doo, le Film. Il rêve d'une résidence secondaire à Twin Peaks ou à Hill Valley, c'est au choix. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/riwIY

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