Ema


Après un détour en pays anglophone pour capturer un moment de la vie de Jackie Kennedy, Pablo Larrain revient dans son Chili natal pour nous offrir un autre portrait. Celui de l’incendiaire Ema, jeune danseuse de Valparaiso, membre d’une troupe de danse contemporaine le jour, pratiquant le reggaeton sauvage dans la rue et sur les toits, la nuit.

La danseuse Ema en pleine danse, portant un haut léopard, derrière elle une troupe de jeunes danseurs faisant le même mouvement, les bras en l'air, scène du film de Pablo Larrain.

                                             © Koch Films

Portrait de la Jeune Fille au Lance-Flamme

Pablo Larrain n’est décidément pas le plus prévisible des réalisateurs. Gagnant une reconnaissance internationale en 2012 avec No relatant l’improbable histoire de la campagne publicitaire chilienne de 1988 visant à renverser Augusto Pinochet, Larrain a poursuivi avec des projets qui, au premier coup d’œil semblent très différents. El Club (2015), mettait en scène un groupe de prêtres âgés ayant commis une série d’actes impardonnables, purgeant leur peine ensemble dans une maison isolée. Neruda (2016) quant à lui, revenait sur la vie du poète chilien et notamment sur son engagement auprès du parti communiste, qui lui dût un moment d’exil dans les années quarante et cinquante. Enfin, son dernier long-métrage en date, Jackie (2018), explorait un court moment de la vie de Jackie Bouvier-Kennedy, l’assassinat de son mari John Kennedy et la gestion de la crise politique et familiale qui s’en suivit. En revenant au Chili pour Ema, cette fois Pablo Larrain laisse de côté la veine historique qu’il a beaucoup explorée dans ses précédents projets. Au lieu de se concentrer sur des grandes figures des générations qui l’ont précédé, Pablo Larrain fait cette fois le pari de l’ultra-contemporain, mettant en image la jeunesse de Valparaiso.

Ema à l'arrière d'une voiture, la tête posée contre la vitre, l'air las, scène du film Ema de Pablo Larrain.

                                             © Koch Films

Mais alors qui est Ema ? C’est une danseuse appartenant à une troupe de danse contemporaine de Valparaiso. Elle est mariée à Gaston, chorégraphe de la troupe, bien plus âgé qu’elle (Pablo Larrain retrouve un de ses acteurs fétiches, le toujours merveilleux Gael Garcia Bernal et déjà plébiscité par la Mexican Touch hollywoodienne). Il est stérile, et le couple après avoir une mauvaise expérience liée à l’adoption, est au plus mal. C’est à cette période critique qu’Ema s’embrase. Difficile d’aller plus loin sans gâcher le spectaculaire cheminement psychologique que le récit nous offre. Disons donc simplement que cette jeune femme énigmatique et magnétique, dont les intentions demeurent troubles jusqu’au dénouement, va littéralement secouer le monde qui l’entoure. Sortant du carcan « bourgeois » de la danse contemporaine, elle et sa bande de filles se mettent à pratiquer le reggaeton sauvage, dans les rues, sur les toits ou tout autre type de surface que peut offrir la grande ville de Valparaiso. C’est cette danse, ce genre musical (on reconnaitrait ce rythme de percussions signature à des kilomètres à la ronde depuis le succès interplanétaire de Despacito) ainsi que les magnifiques compositions originales de Nicolas Jaar qui rythment ici le récit. Entre deux chorées, c’est l’escalade des désirs, des engueulades, des affronts, des desseins troubles. Et, oui, au milieu de cette équation : un lance-flamme.

Sur une plaine qui donne sur un large ciel de crépuscule, Ema tire au lance-flammes, plan du film de Pablo Larrain.

                                                © Koch Films

Ema offre alors la mise en scène d’une explosion. L’instant où cette jeune femme, habillée en streetwear, cheveux teints reconnaissables entre mille, vrombissante, décide d’allumer l’incendie. Incendier sa vie rangée, elle qui s’est mariée jeune. Incendier son travail respectable pour retrouver une expression artistique plus passionnée. Incendier sa sexualité. Incendier la ville, incendier une société trop puritaine, incendier la cellule familiale qui n’attend que d’être choquée et bousculée. Cette jeune femme est au cœur d’un cycle de destruction oui, mais pour créer quelque chose de plus grand, plus beau et plus libre. Si ce film s’appelle purement et simplement Ema, c’est bien parce que le projet tout entier repose sur elle. Elle en est l’alpha et l’oméga, les fondations et la clé de voûte. Elle est de tous les plans et, à l’image de l’étoile en fusion visible sur l’affiche du métrage ainsi que dans la scénographie de la troupe, elle est le centre de son univers, celle autour de qui tous les autres personnages sont en orbite, celle qui exerce une force d’attraction incommensurable. Elle éclipse tout, et tout le monde. A ce titre il faut absolument mettre en lumière la prestation phénoménale de son interprète Mariana Di Girolamo qui parvient à faire tenir ce vertigineux édifice à la perfection.

Ema c’est un choc, mais il semble restrictif d’essayer d’en décrire et en figer la nature. Comment parler de cette marque indélébile, qui reste dans le cœur et la rétine bien après que le générique de fin se soit achevé ? Difficile donc de rendre pleinement justice au film en décrivant platement son intrigue. Dans le même temps, même si le long-métrage est visuellement époustouflant, développant une esthétique très singulière, constamment aimanté à sa captivante héroïne hors-normes, il serait aussi bien étroit de le réduire à un simple effort formel. Ema est bien plus que la somme de ses composantes, en nous offrant ce qu’il y a de mieux dans le cinéma, un magnifique syncrétisme artistique, aussi bien narratif, musical, que visuel, une œuvre qui utilise pleinement, et avec talent, tous les artifices à sa disposition. Pablo Larrain signe ce qui est donc la définition d’un chef d’œuvre surprenant, baguette de chef d’orchestre et lance-flamme à la main.


A propos de Martin Courgeon

Un beau jour de projection de "The Room", après avoir reçu une petite cuillère en plastique de plein fouet, Martin eu l'illumination et se décida enfin à écrire sur sa plus grande passion, le cinéma. Il est fan absolu des films "coming of age movies" des années 80, notamment ceux de son saint patron John Hughes, du cinéma japonais, et de Scooby Doo, le Film. Il rêve d'une résidence secondaire à Twin Peaks ou à Hill Valley, c'est au choix. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/riwIY

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