John Huston, des rêves en cage 4


Avec Le Barbare et la Geisha et Dieu seul le sait, Rimini Editions sortent deux éditions Blu-Ray et DVD d’œuvres issues d’une filmographie protéiforme. Facilement résumé à quelques thèmes forts, le cinéma de John Huston est pourtant bâti sur un paradoxe complexe et subtil : s’enfermer et se libérer en même temps. Des carcans de la vie, du système hollywoodien, des genres cinématographiques.

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“A cage for our dreams”

1941-1987. Les années d’activité de John Huston en tant que cinéaste. Du Faucon Maltais aux Gens de Dublin, 46 ans pour une quarantaine de films (que dirait un numérologue de l’importance du nombre quatre ? J’en sais foutre rien) à la qualité bien sûr – qui pourrait faire quarante chef-d’œuvres ? – ô combien relative. Il est bateau de l’écrire bien qu’il convient de le noter à chaque fois : Hollywood fut un temps beaucoup plus polyvalent qu’il ne l’est aujourd’hui. Il était alors naturel, pour un réalisateur, de devoir se frotter à tout ce qui était en vogue, de ne pas s’enfermer quelque part. A l’époque on se devait de pouvoir tout tourner ou presque selon les contrats qui tombaient, et si possible trouver le moyen de mettre un peu de sa patte dans le produit fini. Le système était ainsi paradoxal en ce qu’il était implacable – on était contraint d’accepter des projets de toute sorte pour pouvoir travailler – en imposant une polyvalence qu’on peut lier à une certaine forme de liberté créative. Le cas Huston n’est pas isolé, la longueur de sa filmographie est loin d’être unique, et l’on sait que la qualité ne va pas foncièrement avec la quantité, soit. Cela dit, même si de nombreux compères ont eux aussi dû traverser les genres durant leur existence, ils n’ont pas tous le rapport particulier que John Huston entretenait avec eux. Le genre, chez lui, n’est rien d’autre qu’une métaphore, souterraine, question-réponse miroir du thème majeur qui lie toutes ses créations. De surcroît, il s’y attèle avec une tortueuse forme d’attraction-répulsion.

On ne peut que l’oublier – soixante-dix ans après les faits, en sachant la route du bonhomme par la suite – mais Le Faucon Maltais est l’œuvre d’un petit jeune en 1941. C’est un succès publique et critique qui se paie le luxe de faire passer Humphrey Bogart pour de bon dans la postérité tout en posant les jalons cinématographiques de ce que sera l’âge d’or du film noir. Rares sont les cinéastes dont les œuvres inaugurales n’ont pas seulement lancé leur carrière avec éclat mais ont tout simplement créé une mode, un genre (Tobe Hooper, si tu nous lis de là où tu es…). Le piège est aussitôt tendu d’être l’homme d’un seul univers. La promesse à tenir, pour un réalisateur débutant, est ici double : convaincre à nouveau – défi de chaque jeune premier – et montrer qu’on est capable de faire autre chose. Dès son premier effort, si marqué, si stylisé, John Huston sait qu’il risque d’être à tout jamais le réalisateur du Faucon Maltais, enfermé dans ses codes. Certains l’auraient pris pour une malédiction, d’autres s’y seraient contraints de bonne guerre en se spécialisant. Comme le préfigure l’année 1942 durant laquelle il sort un drame complètement différent intitulé In This Our Life et un film d’espionnage avec Bogart dans la droite lignée commerciale du Faucon, Griffes Jaunes, Huston va avoir une réponse autrement plus ambiguë à la question du carcan. Il y revient, de plain-pied, dans Key Largo (1948) et surtout Quand la ville dort (1950) comme pour rappeler au monde qu’il sera à l’orée de la deuxième vague de films noirs durant la décennie. Puis le cinéaste d’origine irlandaise, trois ans après, signe une surprenante guerre ouverte contre ce qui l’a rendu célèbre avec un Plus fort que le diable ouvertement présenté comme un jeu moqueur envers les motifs du film noir, croqués par son scénariste Truman Capote et lui-même. John Huston enfin libéré ? Pas plus qu’avant, pas moins. Car sans aucun scrupule à se montrer contradictoire, John Huston récupère le film noir pour y faire infuser son Freud, passions secrètes en 1962 alors que le sujet ne s’y prête a priori pas du tout. C’est qu’il est un cinéaste ingrat, capable de rejeter vertement un genre qu’il reprendra éhontément par la suite tant que cela sert le projet et son réalisateur. Quitte à accepter de s’ériger comme une figure paternelle du film noir – bien que perverse via son rôle de patriarche violeur – dans le Chinatown (1974) de Roman Polanski, calque/hommage appuyé au genre.

Le film noir n’est qu’un des arbres cachant la forêt d’une filmographie construite sur la dynamique du rapport aux genres. Lié à l’adjectif « épique » son cinéma a posé son œil sur le film d’aventure exotique dont Moby Dick (1956) ou encore African Queen (1951) sont les représentants les plus reconnus. Rimini Editions vient d’éditer en DVD et Blu-Ray deux autres exemples dont Dieu seul le sait (1957). Nouveau pied de nez, Huston prend le postulat du film de guerre mâtiné d’un concept de rescapé à la Robinson Crusoé…Pour livrer une histoire d’Amour plutôt intimiste, un quasi huis clos à ciel ouvert narrant la rencontre fortuite et l’isolement entre un Marine naufragé de la 2GM et une religieuse, la montée d’un désir sous-jacent entre eux, une liaison qui finalement n’éclora jamais. Au détour d’une séquence, le cinéaste se livre au passage à l’auto-parodie, troquant la capture de la baleine de Moby Dick contre celle ridicule et ratée d’une tortue géante, signifiant un contre-pied aux attentes du public (Dieu seul le sait suit tout juste l’adaptation de Herman Melville dans la filmographie de Huston). Doté d’un regard humanisé – la séquence où Mitchum est caché et voit deux soldats japonais se détendre – sur « l’ennemi » japonais, Dieu seul le sait préfigure d’ailleurs le pont culturel que sera Le Barbare et la geisha l’année d’après, deuxième sortie de Rimini. Par l’intermédiaire du personnage de John Wayne envoyé au Japon en 1856 pour ouvrir une voie commerciale avec un pays alors tout juste internationalisé, John Huston filme la difficulté d’entente entre les cultures, en comptant littéralement les points entre les bons et mauvais aspects des Nippons comme des Yankees. Dans le traitement, Huston devance Martin Scorcese et son Silence (2016) de plusieurs décennies, puisqu’il fait le choix d’un esprit à l’asiatique, au cadrage raffiné, aux paysages mis en valeur, au rythme posé, parvenant même à faire de Wayne un personnage sympathique. Le Barbare et la geisha n’est ainsi pas « Le shérif chez les Japs » comme on pouvait s’y attendre, plutôt un récit sensible, humaniste, respectueux et délicat sur l’entente possible entre les peuples, une notion que John Huston a ô combien éprouvée en tant que vétéran de guerre lui-même.

Aux côtés de ce genre de longs-métrages exotiques ou aventureux, on peut tout autant citer dans l’œuvre hustonienne le film d’espionnage (Le Dernier de la Liste en 1963, Le Piège en 1973), historique (Davey des Grands Chemins, Promenade avec l’Amour et la Mort tous deux en 69) voire même la comédie musicale (Annie version 82) ou évidemment la parodie avec Casino Royale (1967)….Bref, John Huston a touché à tout, avec à chaque fois une vraie conscience de ce que chaque genre engage un réalisateur à faire ou pas. Il s’est enfermé dans les codes sachant qu’il ne saurait que mieux s’en libérer et vice-versa, avec une ironie amusée ou sombre. Que dire de ses quelques westerns ? Il s’est frotté au genre, mais de quelle manière, si ce n’est détournée ? Le Trésor de la Sierra Madre (1948), Le Vent de la Plaine (1960) ou encore Les Désaxés (1961) ont tous ce même goût d’un Ouest sans duels. Existentiels, ils sont finalement à l’opposé du mythe, du spectaculaire ou du héros. C’est en cela qu’ils sont finalement peut-être les travaux les plus représentatifs de ce qui fait le ciment du cinéma de John Huston, à travers tous ses longs-métrages, à travers tous ces genres.

On dit/lit que Huston est le cinéaste de l’échec. Il serait faux de dire le contraire, car l’échec final est un point commun entre plusieurs de ses personnages principaux. Toutefois l’idée est à préciser, à formuler autrement : John Huston est surtout le cinéaste de ceux qui cherchent. Le fil conducteur de son œuvre protéiforme est celui de la quête. Chez Huston on cherche le sens de sa vie, pense le trouver, on fait la route pour y parvenir au-delà de nos capacités ou de ce que le commun des mortels oserait faire. Certains protagonistes réussissent (il y a de nombreux happy end !), d’autres échouent. Parfois d’eux-mêmes, parfois à cause de ce que l’on pourrait appeler le destin. John Huston appelait Hollywood « une cage pour nos rêves » et c’est exactement ce qu’il a fait : filmer des songes trop grand pour ceux qui les portent, des rêves qui peuvent s’effondrer, mais qui ont le mérite de pousser un être humain à se révolter contre l’absurdité de son existence ou du monde. Comment ne pas voir là une réflexion sur John Huston lui-même, sur cette vie de réalisateur qui est une quête en soi, assez dénuée de valeur matérielle (fait-on plus « inutile » que l’art ?) mais qui donne du sens à sa présence sur Terre ? Ce réalisateur-là est un méditatif aventurier, un bagarreur philosophe, un révolté capable de s’arrêter le temps de regarder la feuille qui tombe d’un arbre. Il sait croire en la vie en même temps qu’il sent que tout cela est dérisoire. Revoir Les Gens de Dublin, œuvre prémonitoire, calme et testamentaire, en pensant à cela fait sens. John Huston est un artiste de la fragilité et de la force, de l’espoir et de la vanité joints en une vie humaine, indéniablement et modestement.

N.B : Un des films de John Huston régulièrement classé comme navet, Phobia (1980), doit être reconsidéré. Bien qu’il soit assez mou et plombé par des défauts majeurs, ce thriller flirtant avec le slasher est tout à fait intéressant à la lumière des réflexions de cet article…

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A propos de Alexandre Santos

En parallèle d'écrire des scénarios et des pièces de théâtre, Alexandre prend aussi la plume pour dire du mal (et du bien parfois) de ce que font les autres. Considérant "Cannibal Holocaust", Annie Girardot et Yasujiro Ozu comme trois des plus beaux cadeaux offerts par les Dieux du Cinéma, il a un certain mal à avoir des goûts cohérents mais suit pour ça un traitement à l'Institut Gérard Jugnot de Jouy-le-Moutiers. Spécialiste des westerns et films noirs des années 50, il peut parfois surprendre son monde en défendant un cinéma "indéfendable" et trash. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/s2uTM


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4 commentaires sur “John Huston, des rêves en cage

  • Frédéric Tourneur

    Excellent article, merci ! Juste 2 minuscules regrets toutefois : que vous n’ayez pas cité “Juge et hors-la-loi” (1973) comme son plus brillant western (et le plus grand rôle de Newman), et que vous ne mentionniez pas non plus son plus fameux film d’espionnage “la lettre du kremlin” (1970). En revanche, la nuance que vous apportez sur la notion d’échec dans la philosophie de John Huston me semble très judicieuse, sinon indispensable. On n’a que trop lu et entendu les mêmes poncifs à ce sujet. C’est au contraire le cinéaste de l’ambition, de l’audace, voire d’une certaine utopie virile. C’est ensuite aux “dieux”, au “destin” ou au “hasard” de s’en mêler… Mais l’ambitieux, l’aventurier et/ou l’idéaliste hustoniens ne se plantent pas plus que la moyenne des hommes il me semble… Sauf lorsqu’ils n’ont pas les moyens -intellectuels et/ou physiques- de leurs aspirations (Le trésor de la Sierra Madre, L’homme qui voulut être roi), qu’ils s’avèrent trop autodestructeurs (Moby Dick, Reflet dans un oeil d’or), ou que les circonstances se liguent contre eux (Promenade avec l’Amour et la Mort, Fat city). Tout comme dans la vraie vie en somme !

    • Alexandre Santos Auteur de l’article

      A mon tour de vous remercier pour votre commentaire : il est tout à fait pertinent, juste et je considère donc qu’il est un prolongement de l’article 😉 Merci !