Entre le ciel et l’enfer


Après une rétrospective Akira Kurosawa en salles et en deux parties, Wild Side poursuit avec les éditions en DVD/Blu-Ray : aujourd’hui un grand grand classique incontournable mais un peu étrange nommé Entre le ciel et l’enfer.

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Topographie du purgatoire

A la sortie de l’objet qui nous occupe, en 1963, Akira Kurosawa est déjà assis sur un trône solide. Il a acquis la célébrité internationale avec une carrière irréprochable, notamment un Lion d’Or à Venise avec Rashomon (1950), et dont le sommet de notoriété est certainement Les Sept Samouraïs (1954). A l’époque déjà, et aujourd’hui plus encore, il est très aisé d’entrer dans la salle de projection bardé d’a priori ou de connaissances contextuelles sur Entre le ciel et l’enfer ou son créateur. Cela dit, après ce très bref historique (la vie ou la personnalité artistique du Monsieur ne sauraient se résumer à si peu), il est plus surprenant de visionner le sus-cité sans rien savoir de sa chronologie ou de sa signification dans la carrière du grand cinéaste japonais, souvent cité aux côtés des plus importants de toute l’histoire du cinéma sans qu’on puisse le contredire vraiment. Récit d’abord de l’enlèvement d’un enfant, puis de la traque de ceux qui l’ont fomenté, cet étrange et long entre-le-ciel-et-lenfer-final(2h30) long-métrage apparaît tout d’abord comme un exercice de style s’amusant du spectateur comme on se plaît à (mal) guider un touriste perdu dans une ville étrangère.

Première victime de ce jeu, le grand Toshiro Mifune. Il est pourtant en tête d’affiche ? Personnage principal oui…Pour une demi-heure, trois quart d’heure peut-être, car le film passe en fait de personnages à d’autres, et même pourrait-on dire, d’un film à l’autre, en quatre parties. La première ne sort pas de la maison de l’homme d’affaires Kingo Gondo (Mifune, donc) : pensant capturer le rejeton de Gondo en échange d’une rançon, un malfrat kidnappe le fils de son chauffeur, et nuit et jour se déroulent ainsi, rythmés par les appels et indications du kidnappeur. La seconde partie est policière, elle suit l’enquête qui permet de retrouver le kidnappeur qui a échangé l’enfant contre la rançon. La troisième partie dévoile une longue filature lors d’une nuit qui prend la forme d’un périple angoissant et jazzy (on pense à Jean-Pierre Melville et à une certaine Nouvelle Vague, signes de la sensibilité occidentale d’un Kurosawa qui adaptera William Shakespeare par deux fois) à travers les bas quartiers de la ville avant que la dernière, plus courte que les trois autres, ne soit une confrontation hallucinée entre Gondo et le kidnappeur entre les murs d’une prison…Dense, la narration déploie finalement le A à Z complet d’un crime, embarquant avec lui chaque personnage concerné, du ravisseur à la victime en passant par les victimes collatérales, les complices, et la multiplicité des policiers (la scène de la réunion au commissariat est parlante à ce titre). Comme son titre le souligne, Entre le ciel et l’enfer embrasse bien, par le prisme de son enquête, tout un monde, le nôtre, mais surtout, et c’est là la richesse du long-métrage, plusieurs univers de cinéma.

Le huis-clos initial, dans le salon de Gondo, est un récit théâtral nerveux, d’une tension et bénéficiant d’un fort dilemme (si Gondo paye la rançon, c’est la ruine et tous ses efforts récents pour racheter des parts de son entreprise à son conseil d’administration sont réduits à néant) dramatique et sans pitié. La partie enquête, plus légère que toutes les autres, est elle un pur film policier, listant les indices, les interrogatoires, les témoignages, permettant de retracer peu à peu l’itinéraire puis la personnalité du kidnappeur : avec assez d’humour et d’individus pittoresques, l’intrigue offre ce qu’il faut d’éléments intrigants et de topographie (la ville est traversée de part en part) avec de multiples points de vue, donnant par ailleurs une image très efficace et soudée de la police japonaise. Le film se dirige ensuite alors ouvertement vers le suspense avec la filature du kidnappeur…Et pousse le suspense jusqu’au cinéma d’épouvante avec des effets visuels et une atmosphère (les reflets dans les lunettes de soleil du malfrat préfigurent les artifices du giallo, du De Palma de Pulsions et des Frank Miller et Robert Rodriguez de Sin City) assombrissant fortement l’œuvre et la faisant fricoter avec un fantastique angoissant (voir ces hordes de toxicomanes SDF300x168 ouvertement montrés comme des zombies)… Entre le ciel et l’enfer passe d’un genre à l’autre, sans prévenir, et on ressort de la projection, au bout de 2h30, un peu secoué.

A première vue, secoué parce qu’on pense que c’était trop. Quatre films en un, tous avec une réelle ampleur…Puis l’évidence frappe : c’est trop parce qu’une telle maestria est un peu au-delà de notre portée. Akira Kurosawa a réalisé un immense tour de force en réussissant une œuvre cohérente, harmonieuse même (on est absolument pas dans le film à sketches), avec un scénario quadricéphale et des intentions successives fort différentes. On repense et on cherche le ou les défauts, formels, narratifs, de jeu : il n’y en a aucun qui surgisse et qui claque. Et on cherche à comprendre, si tant est qu’on le puisse, car ce n’est pas là le génie précoce (Orson Welles et Citizen Kane), touche-à-tout (le Chaplin auteur-réalisateur-interprète-danseur-compositeur) ou intellecto-visualo magistral à la Stanley Kubrick, mais la maîtrise cinématographique parfaite, tranquille, qui est tellement absolue qu’elle en devient exceptionnelle. Géniale, au sens propre. Et comme chaque œuvre de son auteur quel que soit le genre abordé (du merveilleux au drame intimiste en passant par le film de samouraï), sans aucune mégalomanie ou ostentation. Akira Kurosawa, c’est le Papi de cinéma, qu’on regarde avec une fascination mâtinée de tendresse et dont on cherche à percer le secret…Qu’on ne découvrira, peut-être, qu’à son âge.

Pour découvrir ou re-découvrir ce morceau artistique, Wild Side délivre une belle édition Blu-Ray/DVD, permettant de visionner le film dans une qualité aussi éblouissante que lors de la re-vision en salles il y a près d’un an maintenant. Les bonus font la part belle à la valeur cinématographique d’Entre le ciel et l’enfer,, ainsi que celle de son maître, Kurosawa, en la présence de deux modules vidéo, l’un étant une analyse de l’œuvre par Jean Douchet (quand même), l’autre une très intéressante étude de l’art du suspense du réalisateur de Kagemusha. Hors numérique, un livret de 66 pages concocté par Frédéric Albert Lévy propose également un panorama historique, anecdotique et analytique du long-métrage, en s’attardant par exemple sur les différences entre le livre dont il est adapté (Rançon sur un thème mineur d’Ed Bain). Une  édition incontournable pour les fans d’Akira Kurosawa, du film, ou simplement pour les cinéphiles avec du goût quoi.


A propos de Alexandre Santos

En parallèle d'écrire des scénarios et des pièces de théâtre, Alexandre prend aussi la plume pour dire du mal (et du bien parfois) de ce que font les autres. Considérant "Cannibal Holocaust", Annie Girardot et Yasujiro Ozu comme trois des plus beaux cadeaux offerts par les Dieux du Cinéma, il a un certain mal à avoir des goûts cohérents mais suit pour ça un traitement à l'Institut Gérard Jugnot de Jouy-le-Moutiers. Spécialiste des westerns et films noirs des années 50, il peut parfois surprendre son monde en défendant un cinéma "indéfendable" et trash. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/s2uTM

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