Retour sur Duel dans le Pacifique, sorti en 1968, l’un des grands films du mésestimé John Boorman avec Lee Marvin et Toshirō Mifune.
The Island – L’Île des Hommes
Cet article est écrit dans des conditions particulières, aussi vous ne m’en voudrez pas, je l’espère, de contextualiser un petit peu son écriture par quelques descriptions inappropriées. J’éviterai de trop raconter ma vie, mais, puisque je n’ai pas de journal intime à qui me confier, vous en ferez un peu les frais quand même. C’est dit. Voilà un peu plus de deux semaines que j’ai été envoyé, comme largué sur une île déserte, monter un film durant cinq semaines au pays de l’exil fiscal et du chocolat, vous aurez bien sûr reconnu : la Suisse. Ce pays charmant où le Nesquik coûte dix balles et où tout est neutre, à part les prix pratiqués, qui eux, sont clairement offensifs pour votre compte en banque. Ce pays angoissant où non seulement on te laisse traverser sur le passage clouté avec le sourire, mais où on laisse aussi sa place aux grand-mères dans le bus (sérieux ?). Ce pays où l’on considère un déplacement à pieds de quinze minutes comme un marathon et où il faut faire un emprunt bancaire pour aller voir un film au cinéma. Il faut dire qu’à vingt deux euros la place – ici on parle en franc suisse, mais l’équation étant de un pour un, on peut se risquer à utiliser notre monnaie européenne à l’oral, dans un pays qui n’a jamais voulu entendre parler d’Europe – cela vous invite à bien choisir les films que vous allez voir, ou à ne pas en voir du tout. Heureusement, je bénéficie de par mon activité de privilégié expatrié, d’un accès gratuit à la Cinémathèque Suisse de Lausanne, qui, et cela ne s’invente pas, se trouve dans un casino. Car oui, si, comme l’a drôlement dit Godard dans une vidéo de remerciements devenue culte, « il n’y a pas de cinéma suisse mais seulement des films suisses », il y a bien une Cinémathèque Suisse, bien qu’elle ne passe pas beaucoup de films suisses. Et je dois l’admettre, sa programmation éclectique n’a rien à envier à celle de notre temple érigé à l’ombre de Bercy : rétrospectives audacieuses, de Peter Greenaway à David Cronenberg en passant par un vibrant hommage à David Bowie, on peut y revoir, par exemple ce mois ci, rien de moins que 2001 : L’Odyssée de l’Espace (Stanley Kubrick, 1968), Le Lauréat (Mike Nichols, 1967) et Série noire pour une Nuit blanche (John Landis, 1985). A n’en pas douter, le calendrier alléchant des prochaines semaines me donnera l’occasion de vous donner des nouvelles de mon périple suisse, ce qui sera aussi opportun pour faire un point sur mon IMC, comptabilisant le nombre de kilos perdus à refuser de manger « par principe de ne pas payer un kilo de riz six euros ! ».
C’est donc dans l’écrin de la minuscule et inconfortable salle du Cinémathographe de la Cinémathèque Suisse de Lausanne, que j’ai découvert, dans une copie 35mm à bout de souffle (sic), transpirant l’émotion d’un instantané photographique fragile – c’est beau – et ce, pour la première fois de ma vie de cinéphile, le film de John Boorman : Duel dans le Pacifique (Hell in the Pacific, 1968). Film quelque peu méconnu, réalisé un an après Le Point de non-retour (Point Blank, 1967) et quatre ans avant ce qui deviendra l’un des plus grands films de ce maître, l’âpre Délivrance (Deliverance, 1972) dont tous les spectateurs se souviennent bien évidemment de la séquence culte du duel de banjos. Même si elle est souvent mésestimée, la filmographie du bonhomme recèle de plusieurs grands films et quelques curiosités : à commencer par le nanar flamboyant Zardoz (1974) avec un Sean Connery enslipé dans un moule bite rouge, mais aussi une suite d’un classique de l’horreur pas si honteuse que ça, L’Exorciste 2 : L’Hérétique (1977), un film d’heroic-fantasy devenu culte, Excalibur (1981) – qui fit, rappelons-le, un passage remarqué à Cannes – ou encore le très beau La Forêt d’Emeraude (1985). J’en passe, bien sûr, et des meilleurs, car l’énumération risquerait de vous perdre, si ce n’est pas déjà fait depuis mon premier paragraphe digne d’un avis voyageur sur Tripadvisor.
Réalisé en pleine Guerre du Vietnam, Duel dans le Pacifique prend place durant un autre conflit opposant l’armée américaine à un pays asiatique, en l’occurrence le Japon. L’histoire est celle d’un aviateur américain, interprété par l’immense Lee Marvin, dont l’avion a été abattu et qui se retrouve échoué sur une île déserte déjà occupée par un marin japonais, incarné par le volubile Toshirō Mifune – déjà vu chez Akira Kurosawa dans Les 7 Samouraïs (1964) entre autres. De cette rencontre insolite va naître une opposition naturelle, le conflit guerrier opposant les deux nations se répercutant à l’échelle de ces deux survivants. Pour la faire simple, imaginez que les Wankayai aux bandanas rouge se retrouvent à la réunification avec les Tuputsi aux bandeaux jaunes dans la saison quarante deux de Koh Lanta… L’une des deux tribus réunifiées reprochera forcément à l’autre de ne pas avoir su conserver son stock de riz, enlisant ainsi les rapports humains dans une guerre fratricide, où les sentences sont irrévocables, et ce, jusqu’à l’épreuve décisive des poteaux. Histoire d’amitié et d’inimité, de fraternité et de désunion, le film décortique la tectonique des plaques des rapports humains. De prime-abord véhéments, farouches, violents, et cruels l’un envers l’autre, les deux protagonistes se livrent dans la première moitié du film une lutte sans merci, un vaste jeu du chat et de la souris, au point que le film rappelle parfois les cartoons de Tom & Jerry – réalisés par William Hanna et Joseph Barbera dès 1932 – ou de Bip-Bip et Coyote – créés par le génie Chuck Jones en 1949 – de par cette succession de séquences où ils essaient, l’un après l’autre, de se piéger mutuellement. De cette confrontation parfois brutale naîtra finalement une amitié, nécessitée par une obligation de survie, ce qui permettra au film – d’abord construit comme un western vigilante à plage ouverte, où l’on se venge comme des carnassiers, jouant la loi du plus fort – de bifurquer vers un sous-texte dramatique et humaniste, moins cruel que pacifiste et fraternel, délivrant en filigrane un message fort à l’Amérique de l’époque, tiraillée par le conflit vietnamien.
Alors bien sûr, on ne manquera pas de claquer des dents pour mordre avec facilité dans quelques surplus de clichés, utilisés et alimentés savamment par le film. Tels que, en premier lieu, la figure particulièrement caricaturale du japonais hystérique et violent, qui est, si l’on veut, une autre proposition d’une certaine représentation du sauvage, qui, au moment de la réalisation du film, était jadis amérindien, puis sera quelques temps après, des rebelles armés vietnamiens. Néanmoins, le film emporte la mise par la justesse des rapports humains qu’il décrit – et la cruauté en est un, bien vilain je vous l’accorde, mais bel et bien réel – sa drôlerie à peine dissimulée – le film n’est, il me semble, jamais drôle malgré lui – et sa morale trouble et singulière. Le montage projeté est celui du réalisateur car il existe, comme pour bons nombres de film, deux fins alternatives, deux versions du film, correspondants à la vision initiale du réalisateur dont il est question ici et celle des producteurs, insatisfaits par la fin. Dans la version de John Boorman, alors que la tension entre eux est à son comble, des suites d’une discussion houleuse sur la responsabilité américaine dans ce que le japonais dénonce être un massacre colonialiste, les deux hommes, confondus par l’impossibilité de s’entendre, finissent par se séparer et à repartir chacun de leur côté. Les producteurs jugeant ce final, pourtant sobre, profond et oserais-je dire politique – quand on repense au contexte dans lequel le film est réalisé – assez peu spectaculaire, décidèrent de le changer pour une version plus désabusée, où les deux héros périssent sous les bombes. Heureusement pour nous, quelques montages plus inspirés de films bêtement saccagés par des répugnants producteurs sont conservés et diffusés, on ne peut que s’en réjouir. Sans cette précaution, Duel dans le Pacifique aurait perdu de sa force et de sa philosophie, sacrifiant son humanisme plein d’espoir – même si le dialogue est impossible, on peut se quitter en paix – à une morale guerrière désenchantée. C’est justement par la terrible justesse et sensibilité de la morale de cette fin officielle que le film acquière son statut de film majeur.