Linda Lovelace, première starlette du cinéma américain, a fait couler beaucoup d’encre (et autres fluides divers). Succès foudroyant, mari odieux, fin tragique, sa vie semblait être un modèle bien aiguisé de mélodrame comme seuls les américains savent le faire. Après trois biopics passés un peu à la trappe (dont un téléfilm et… une comédie musicale), Hollywood semble enfin se pencher dignement sur celle qui a enflammé le milieu du cinéma au début des années ‘70.
Unlucky Star
Il semble être bien difficile de mettre en route un film sur Linda Lovelace. S’il a fallu trois ans au duo de documentaristes Rob Epstein et Jeffrey Friedman pour réaliser celui-ci, un autre est en développement depuis encore plus longtemps : réalisé, semble-t-il, par un certain Matthew Wilder, ce second biopic serait adapté directement du livre de Linda Lovelace (d’où la reprise de son titre, Ordeal, bien qu’il soit également connu sous le titre Inferno : A Linda Lovelace Story) et verrait Malin Akerman comme protagoniste, après l’éjection de Lindsay Lohan. Epstein et Friedman, peut-être aussi parce qu’ils ont eu plus de chance pendant la production de leur film, ont pu mener ce projet à bien, et pourtant, le résultat est encore loin d’être ce que l’on attendait de la part de deux cinéastes chevronnés comme eux.
Déjà réalisateurs de Howl, biopic réussi d’Allen Ginsberg avec James Franco, qui s’intéressait surtout à la période de scandale autour du poème éponyme, Epstein et Friedman, proches du milieu gay (Epstein l’est lui-même et avait notamment réalisé un documentaire sur Harvey Milk en 1984), s’intéressent cette fois-ci à une autre icône, mais du straight sex. Le premier problème est qu’il présente le portrait d’une Linda Lovelace en martyre, et les auteurs versent tellement dans le mélo qu’on finit par se retrouver devant un film qui, moralement, n’est pas beaucoup plus élevé qu’un téléfilm du dimanche après-midi sur M6. On sait à quel point l’existence de cette icône malgré elle a été difficile, dans la gloire comme dans la déchéance, mais il s’agit typiquement ici du genre de films qui insistent bien sur la dramatisation des faits, dans un souci de vouloir en faire à tout prix une icône torturée, et donc, d’exploiter son image en émettant une compassion qui sonne faux. C’est vraiment dommage, parce qu’Amanda Seyfried a trouvé en Linda Lovelace un rôle qui lui sied et livre une belle performance (sans être époustouflante, elle reste néanmoins très juste), mais on oublie totalement Linda Boreman au profit de Linda Lovelace, qui, dans l’œil de la caméra des deux cinéastes, devient une icône gay, et il était facile, avec un tel sujet, de tomber dans le larmoyant, mais il n’était peut-être pas utile d’en rajouter des tonnes. Le strass, les paillettes, les soirées caviar/champagne, et, dans l’envers du décor, la souffrance : le téléfilm sur Dalida n’est vraiment pas loin. Et Linda Boreman, sa révolte, son changement de vie, son combat contre la pornographie, tous ces thèmes sont totalement éludés de l’intrigue, si ce n’est pour quatre petites minutes en conclusion du long métrage.
De par son sujet, très peu abordé au cinéma, le film de Rob Epstein et Jeffrey Friedman souffre aussi d’une comparaison inévitable avec l’extraordinaire Boogie Nights (1998) de Paul Thomas Anderson. Alors que le chef-d’œuvre de PTA s’inspire plutôt de John Holmes pour faire vivre son Dirk Diggler, interprété par un Mark Wahlberg over the top, le traitement de notre Lovelace est sensiblement identique, surtout dans la première partie : on retrouve la mère puritaine un peu mégère (Sharon Stone est aussi remarquable que méconnaissable dans ce rôle), le père impuissant face à elle, et la fille qui cherche à vivre pleinement sa jeunesse malgré une situation familiale pas vraiment évidente. La « ressemblance » avec Boogie Nights s’arrête néanmoins là, Lovelace ne faisant pas preuve des innombrables qualités que possède le film susnommé, surtout lorsqu’il s’agit de la description de la relation entre les personnages, qui est toujours vue en surface (sauf pour les deux protagonistes), et du montage. La première partie du film, linéaire, ne pose aucun problème ; c’est la seconde qui s’embourbe dans une expérimentation inutile et compliquée. Avant de rédiger son autobiographie, Linda passe le test du détecteur de mensonge : cette séquence marque le point de départ d’une longue série de flashbacks, la plupart prenant même comme point de départ des scènes déjà vues auparavant dans le film, dont la succession, machinale et fade, ne parvient à aucun moment à captiver l’attention. En y passant en revue sa relation avec Chuck Traynor (Peter Sarsgaard, lui aussi très étonnant, et dont le comportement et le look ont quelque chose de Todd Parker, joué par Thomas Jane dans Boogie Nights), on voit donc Linda faire l’objet de viols collectifs, Linda avec un pistolet sur la tempe, Linda battue… Une suite inépuisable de moments qui attirent la commisération, mais la froideur ainsi que la maladresse, digne d’un débutant, du montage de cette seconde partie, la rendent presque hors-sujet : dure figure de style que le montage non-linéaire, et il est clair qu’en ayant eu recours à un montage classique, le film eût gagné en puissance, avec une montée de la violence et de la dureté de la situation de Linda qui, finalement, n’aurait été intéressant à exploiter que sous cet angle-là.
Le vrai point fort du film est son interprétation. Outre Amanda Seyfried (qui, en renvoyant toujours à Boogie Nights, nous refait tantôt le numéro d’Heather Graham, tantôt celui de Julianne Moore), Peter Sarsgaard, Juno Temple, Wes Bentley, Sharon Stone et Robert Patrick (qui, après les biopics sur Johnny Cash et Elvis, se spécialise décidément dans le rôle du père des américains célèbres), il faut surtout noter la prestation du triumvirat Hank Azaria/Chris Noth/Bobby Cannevale, qui jouent respectivement Gerard Damiano, le réalisateur de Gorge Profonde, Anthony Romano et Butchie Peraino, deux mafieux italo-américains qui ont financé le film. Ce trio somme toute secondaire apporte juste ce qu’il faut d’austérité et de crainte envers le personnage de Linda tout en étant digne de figurer au premier rang d’un film de Scorsese : on trouve un charisme et une gueule chez ces acteurs qu’ils portent à merveille, une particularité physique (le rictus inquiétant de Chris Noth fait oublier qu’il a été, à une époque, Mr Big dans Sex and the City) et surtout, une vraie mentalité de mobsters qui ne connaissent rien à l’art et qui sont de vrais durs, mais qui s’écrasent lorsqu’ils se retrouvent en face de Hugh Hefner. Et maintenant, arrive le moment où je vais parler de Hugh Hefner, tenez-vous bien. C’est James Franco qui s’est glissé, le temps d’une séquence, vers le milieu du film, dans la peau du créateur de Playboy, homme d’affaires, milliardaire, philanthrope. Ce qui frappe d’abord (en plus de la laideur de sa chemise, mais j’y viens juste après), c’est l’incohérence : Hefner a aujourd’hui près de 90 ans, donc un peu moins de 50 ans à l’époque, 46 pour être exact. JAMES FRANCO. 46 ANS. Il avait 34 ans au moment du tournage, et en paraissait déjà presque dix de moins, on a vraiment l’impression de se retrouver en face d’un Richie Rich, jeunot blindé et tête à claques, qui a passé un temps fou à faire toutes les boutiques de New York pour trouver la chemise la plus moche de la ville (ça y est, je vous l’avais dit, on y vient), noire, en velours avec des arabesques foncées à peine visibles, il ne lui manque plus que son doudou et un oreiller sous le bras. Et je passe brièvement sur la séquence dans le cinéma, le soir de la première de Gorge Profonde, pendant laquelle il regarde le film assis à côté de Linda en lui disant les clichés du style : « Tu peux être une star, une vraie ». De temps en temps, ça ne passe pas avec James Franco, et dans Lovelace, il est juste risible, et résume à lui seul l’inégalité du film, vraiment capable de belles choses mais qui, en général, ressemble plus à une caricature qu’autre chose. Linda Boreman méritait mieux.