Damiano Damiani, mort d’un géant 1


J’ai toujours trouvé décevant que les médias ne s’intéressent à un cinéaste qu’après sa mort. Quand il s’agit d’un cinéaste qui n’a que peu de reconnaissance à l’intérieur de nos frontières, s’entend. C’était par exemple le cas de Tony Scott l’année dernière : on pouvait lire à peu près partout que « Tony était meilleur que son frère Ridley », propos parfois écrits par les mêmes qui le considéraient, il n’y pas si longtemps, comme rien de plus qu’un faiseur de blockbusters. Mais passons. Je ne cherche pas à faire ici une simple nécrologie de Damiano Damiani, mais plutôt à parler librement d’un artiste qui a énormément compté pour moi et qui, s’il n’a pas forcément été une source d’inspiration, a eu, comme bon nombre de cinéastes italiens de la même période, un rôle déterminant, bien au-delà de ma cinéphilie.

Goodbye & Amen

Le cas de Damiano Damiani ne sera guère plus étudié maintenant qu’il est décédé que lorsqu’il était encore en vie. Je sais ce que vous allez dire : « pourquoi est-ce qu’il fait précisément la chose dont il vient de nous dire du mal ? ». Eh bien, justement parce qu’il n’y a que maintenant que l’on semble s’y intéresser, alors que le monsieur a fait du cinéma pendant près de soixante ans ; et encore, quand je dis « s’y intéresser », c’est utiliser un terme un peu fort, quand on voit que Damiani, qui comptait parmi les cinéastes les plus reconnus d’Italie, n’a droit qu’à deux articles très brefs sur les sites internet de Télérama et du Monde, alors que tous les journaux transalpins livrent de longues nécros qui se penchent sur presque chaque pièce du grand puzzle qu’est son imposante filmographie.

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Damiano Damiani est né en 1922 à Pasiano di Pordenone, dans la région du Frioul au nord-est de l’Italie, à une vingtaine de kilomètres de la ville dont Pier Paolo Pasolini, né quatre mois plus tôt à Bologne, était originaire. Ce même Pasolini qui, bien des années plus tard, a dit de Damiani qu’il était « un moraliste amer assoiffé de vieille pureté » : on reconnaît bien là l’âme du poète dans cette définition très juste, et qui caractérise parfaitement le personnage. S’il a commencé à travailler dans le cinéma dans la seconde moitié des années 1940, on ne peut pas considérer qu’il ait eu un rôle quelconque dans le cinéma néoréaliste, au contraire de Pasolini.

En fait, on peut considérer les deux œuvres de ces cinéastes comme complémentaires : alors que Pasolini s’occupait à dénoncer la difficulté de la vie et les conséquences de la transformation de la société italienne sur les oubliés et les marginaux, Damiani, lui, s’intéressait également aux dysfonctionnements du système politique et judiciaire, mais dans les hauts rangs et au niveau du pouvoir. Deux façons de mettre en images des idéaux et des convictions politiques à une époque où la guerre froide était placée sous le signe de la détente. En cela, on peut aussi rapprocher l’œuvre de Damiani avec celle de Giuseppe Ferrara – un autre cinéaste qui m’est cher – tant leur façon de déconstruire le pouvoir et les rouages de la politique italienne pour mieux les dénoncer semblent converger à travers leurs films.

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Cette dénonciation du système est le thème central de l’œuvre de Damiani, celui que l’on retrouvera dans toutes ses œuvres, qu’il s’agisse d’un film d’horreur, d’un western ou d’une comédie. Car Damiani fait partie de ces auteurs qui, à l’instar de Pasolini, savent habilement passer d’un genre à un autre sans jamais perdre de vue leur point de frappe. En 1968, il adapte le tout premier roman de Leonardo Sciascia, Il giorno della civetta dont le très mauvais titre français, La mafia fait la loi, ne rend pas du tout hommage. Sciascia, auteur sicilien de la province d’Agrigente, s’est penché à travers toute son œuvre sur le rapport entre mafia et Etat, et comment une organisation criminelle superpuissante arrive à gangréner un gouvernement. Du pain béni pour Damiani qui, on l’imagine, grand amateur de Sciascia, va utiliser cet angle d’attaque pour beaucoup de ses œuvres.

La mafia fait la loi est le dixième film de Damiani, et son huitième film de fiction. Son film précédent était El Chuncho, sorti en 1966 et qui, au fil des ans, a été reconnu comme un western spaghetti de qualité, aux côtés de ceux de Sergio Leone. A cette période, le seul auteur italien de westerns engagés était le grand Sergio Sollima qui, la même année, réalise Colorado, son premier western, et les deux cinéastes font preuve d’une grande admiration pour la révolution mexicaine, qui devient le contexte de El Chuncho, mais que Sollima, de son côté, réutilisera pour ses deux films suivants. Il y a chez les deux cette volonté de mettre en scène des héros rebelles, et ils inaugureront, l’un avec El Chuncho, l’autre avec Colorado, le sous-genre du zapata western, auquel même Sergio Leone apportera sa contribution quelques années plus tard avec Il était une fois la révolution. Si Sollima utilise la figure de Tomas Milian, qui est cubain, pour symboliser la révolution mexicaine (et, par extension, la révolution tout court, puisque Sollima est adepte de Castro et du Che, qui est mort pendant la post-production du fabuleux Dernier face à face), Damiani, lui, utilise celle de Gian Maria Volontè, qui est devenu au fil de sa carrière, un symbole de ce cinéma politique à travers des rôles qui en ont fait, à mon humble avis, le plus grand acteur du cinéma italien.

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Dans El Chuncho, donc, Volontè y est ce rebelle qui tue non pas pour l’argent, mais pour la révolution et la conviction qu’il peut aider à faire avancer le peuple mexicain vers la liberté. Une éclatante fable communiste, mais aussi et surtout une dénonciation très vive de l’impérialisme américain, notamment à travers les agissements de la CIA en Amérique latine. Une critique qu’il renouvellera quelques années plus tard avec Amityville 2 : le possédé (1982) et qui, malgré son titre, est un prequel. Il s’agit là du seul film américain de Damiani, et il va taper en plein dans le mille avec ses scénaristes Tommy Lee Wallace (élève de John Carpenter, lui aussi très virulent contre la société US) et l’inépuisable Dardano Sacchetti : cette fois-ci, il ne s’en prend pas directement au pouvoir, mais à l’American way of life, qu’il juge sale et dégradante, comme le montrent ce père violent et cette relation incestueuse entre Sonny Montelli et sa sœur. Le film s’inspire des faits réels d’Amityville, qui sont arrivés à une famille du nom de DeFeo : des italo-américains, élément que Damiani garde bien en mémoire pour sa famille Montelli à lui puisque les esprits qui possèdent Sonny et qui le poussent à mal agir sont une représentation négative de cette American way of life, on peut même penser par extension que si elle pousse ces braves italo-américains du côté sale et pervers de leur être, le cinéaste s’efforce de démonter ce que Scorsese et Coppola ont fait dans leurs œuvres les plus éminentes, à savoir construire des héros à partir de gangsters.

L’œuvre la plus populaire de Damiano Damiani reste néanmoins la mini-série télévisée La Piovra, vendue dans quatre-vingt pays du monde.  Co-produite entre l’Italie et la France et diffusée en 1984, elle met en scène le commissaire Cattani, commissaire milanais muté en Sicile afin d’enquêter sur le meurtre d’un commissaire de la police judiciaire locale. Au fur et à mesure de l’enquête, Cattani va s’exposer au danger sans cesse croissant de l’omniprésence de la mafia à tous les niveaux. Damiani a réalisé la première saison de cette série qui détient encore aujourd’hui en Italie, près de trente ans plus tard, des records d’audimat pour une série nationale (la saison 1 a été suivie par 8 millions de spectateurs pour le premier épisode, et allant jusqu’à doubler son chiffre pour le season finale). Si Damiani cède sa place pour réaliser la saison 2, tout le reste de l’équipe ne change pas, et le personnage du commissaire Cattani reste encore aujourd’hui dans l’imaginaire collectif italien comme le symbole télévisuel de la lutte antimafia – bien plus encore que le commissaire Montalbano – peut-être aussi parce qu’il est interprété par Michele Placido, qui est très souvent associé aux films de mafia, que ce soit en tant qu’acteur ou en tant que réalisateur. La Piovra, qui connaîtra dix saisons en tout, a pour titre français La mafia, qui, encore une fois, ne rend pas hommage à sa VO, puisqu’elle lui fait perdre tout son sens, en particulier sa notion d’organisation tentaculaire, qui a une banque à chaque doigt et un doigt dans chaque pays, comme le disait si bien le Grand Jacques.

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C’est avec La mafia fait la loi que Damiani découvre Palerme, ville qu’il mettra très souvent en scène par la suite, dans La Piovra bien évidemment, mais aussi dans trois autres de ses plus grandes œuvres, Confessione di un commissario di polizia al procuratore della repubblica (Confession d’un commissaire de police au procureur de la république, 1971), Perché si uccide un magistrato (1975, pas de titre français, mais on pourrait le traduire par « Comment tuer un magistrat ? ») et Pizza Connection, qui a obtenu l’Ours d’Argent à Berlin en 1985, dans lequel il met en scène Michele Placido, dans le rôle d’un mafieux cette fois.

Il serait extrêmement long de s’attarder sur chacun des trente-huit films réalisés par Damiano Damiani, mais certainement pas fastidieux, tant le cinéaste savait, grâce à un sens de la mise en scène et à certaines expérimentations visuelles, nous tenir en haleine devant chacune de ses œuvres. Il a abandonné le cinéma au début des années 2000, après avoir réalisé une comédie avec Carmen Maura, Assassini dei giorni di festa pour s’adonner à la peinture, encore un art qui le passionnait. Au-delà de l’admiration que j’ai toujours éprouvée pour lui, il est clair que la disparition de Damiano Damiani, si son nom ne signifie pas grand-chose de notre côté des Alpes à part peut-être pour quelques férus de films de série B et grands cinéphiles (car c’est bel et bien comme des films de série B que ses films ont été vendus à l’étranger), et s’il a arrêté sa carrière il y a dix ans, résonne comme un grand choc et va laisser un vide affreux dans le cinéma italien. Une insuffisance respiratoire a eu raison de lui dans la nuit de jeudi à vendredi dernier, le 7 mars 2013. Alors, pour reprendre le titre de son superbe film de 1977, et en guise de dernières paroles, je lui dis Goodbye and Amen.


A propos de Valentin Maniglia

Amoureux du bis qui tâche, du gore qui fâche, de James Bond et des comédies musicales et romantiques. Parle 8 langues mortes. A bu le sang du Christ dans la Coupe de Feu. Idoles : Nicolas Cage, Jason Statham et Michel Delpech. Ennemis jurés : Luc Besson, Christophe Honoré et Sofia Coppola.


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