Entre deux annonces qui font frémir ses plus fous fieffés admirateurs: des “j’arrête le cinéma” par ci, des “je vais plutôt faire de la peinture” par là… Steven Soderbergh arrive malgré tout à réaliser des films, parfois même de manière vraiment boulimique. Alors qu’il a déjà prévu de tourner trois films en 2012, il a réalisé rien que cette année, deux films en moins de huit mois, Haywire, un thriller d’action attendu en France en février, et donc, ce glacial Contagion, désormais en salle.
Hypocondriaques, Chinois & chauve-souris
Réalisateur boulimique touche à tout, Steven Soderbergh a une filmographie atypique qui fait de lui un véritable coq au milieu de la grande basse-cour hollywoodienne. Auréolé d’une Palme d’Or dès son deuxième film – Sexe, mensonges et vidéos – il s’est très vite constitué une filmographie dense et hirsute à la fois, ondulant sobrement (ou pas) entre les films expérimentaux d’auteur, intimistes, et les gros films de studios remplis de stars. Contagion est un peu à la frontière de ces deux sillons. Il en ferait presque la jonction. Le panel de stars qui y déambule suffirait à faire saliver n’importe quel producteur hollywoodien, mais le sujet, lui, s’amourache plus au film de genre, flirtant avec ces films de séries b des petites productions des années 70 à 80.
Le film raconte comment un virus mortel va s’épandre sur le globe comme une pandémie incurable. On y suit autant les contaminés que le peuple affolé devant cette crise mondiale, que les instances de prévention et contrôle des maladies qui tentent de comprendre le génome de ce virus exterminateur pour trouver rapidement un vaccin. Jouant habilement avec le souvenir vorace de la crise du H1N1 que nous avons tous subie, Soderbergh invente une sorte d’extrapolation de la crise, tout en se servant de son histoire pour donner des grands coups de pied dans le château de sable de l’industrie pharmaceutique mondiale. Celle-ci est montrée comme un vaste terrain de guerre, une industrie sans foi ni loi, où chacun tente de tirer son épingle du jeu. C’est à qui trouvera le vaccin avant l’autre. C’est à qui le mettra sur le marché en premier. Le monde de la médecine n’est qu’un autre hollywood, où les producteurs sans scrupules sont remplacés par des agences de contrôle qui n’en ont pas plus, et où les chercheurs n’ont pas davantage le final cut sur leurs recherches que les faiseurs de l’industrie cinématographique en ont sur leurs pellicules. Glaçant.
Soderbergh joue habilement de quelques ressorts du genre pour inviter son spectateur à ressentir la même paranoïa hypocondriaque que celle qui touche le monde entier face à cette épidémie. Au détour d’une scène d’introduction au montage ultra-efficace, le réalisateur distille progressivement les indices d’une propagation massive. Sa première trouvaille consiste à démarrer son film au deuxième jour de l’épidémie. Laissant ainsi tout le mystère de l’origine du virus comme fil conducteur de toutes les recherches du film. Aussi, dans cette scène d’introduction, sa caméra voyage par delà le monde, de foyer en foyer, de Hong Kong jusqu’à Genève, tout en se focalisant avec une mise en scène brillante sur les éléments favorables à la propagation du virus. Les poignées de portes. Les ascenseurs mal ventilés. Les transports en commun. A mesure qu’il sème son virus dans les recoins de ses gros plans, Soderbergh créé par le montage et l’utilisation plus qu’intelligente de la bande-originale de Cliff Martinez, une atmosphère oppressante et réellement schizophrénique. Le monde lâche prise en même temps que le spectateur. Pris de vitesse, on est embarqués dans cette incroyable cavalcade vers ce qui pourrait bien être la fin de l’humanité. Même les médecins n’y trouvent pas grand chose à faire. Ils en meurent même. Le spectateur est saisi aux tripes quand ses espoirs de réconfort partent d’un coup d’un seul, foudroyés par le virus, dans un combat au corps-à-corps. C’est le cas du personnage de Kate Winslet, qui finalement s’avère sous-exploitée et malheureusement peu présente à l’écran, faute de défense immunitaires suffisantes. Pas plus résistante, Gwyneth Paltrow, dont le personnage est pourtant la clé pour remonter à la source du virus jusqu’à sa première transmission.
Le scénario de Soderbergh s’élance alors sur deux autoroutes. La première, est celle de la contagion éponyme, on y suit le monde tel qu’il devient, tyrannisé par ce salaud de virus qui ne cesse de muter. Et puis ce peuple mondial, qui court à sa perte, qui se déshumanise à mesure qu’il tombe dans la paranoïa et la violence. Les pharmacies sont prises d’assaut. Les rues deviennent des terrains de désolation. Les maisons sont barricadées, les gens masqués. Enfin, la seconde autoroute prend le chemin inverse, roulant en contresens. On y suit les organisations de la santé, qui se bataillent sur plusieurs fronts. D’abord, pour éradiquer la menace, en produisant le plus rapidement possible un vaccin fiable, mais aussi pour élucider les mystères de ce super-vaccin mutant, dont ils ne savent pas grand chose, et dont il est nécessaire de tout savoir pour en venir à bout. De fait, la narration du film joue constamment sur ce double sens de circulation. On avance comme on recule. On avance pour sauver sa peau, pour éviter les morts, pour créer son vaccin, pour rassurer le peuple en lui mentant. On recule, pour épier le passé jusqu’à fouiller la moindre cassette vidéo d’un casino asiatique, pour revenir aux sources de l’épidémie et en découvrir tous ses secrets. Le spectateur est donc baladé sur ces deux autoroutes. Un peu comme il l’avait fait dans son très bon Traffic (2001), Soderbergh entrecroise les histoires, les personnages et les destins. Contagion et Traffic sont d’ailleurs semblables sur plusieurs points. De la même façon qu’il s’intéressait à la propagation mondiale d’un trafic de stupéfiants, il réussit ici à constituer une énorme toile d’araignée, un réseau mondial qui se tisse progressivement, pour finalement laisser la terre à la merci de l’arachnide, au milieu de la toile, prisonnière comme un moucheron. Plus malin encore, dans cette toile, il se permet parfois quelques anomalies symétriques. Il surprend par des twists scénaristiques d’une incroyable intelligence, qui font voler la toile d’araignée en éclats, jusqu’à l’arrivée de la prochaine. Aussi, le vaccin n’est pas l’insecticide suprême, s’il détruit le virus et les toiles d’araignées, il n’empêche en rien la propagation d’autres infections, d’autres espèces arachnides.
Une autre toile s’infiltre, et la course à qui aura le vaccin en premier dévaste le monde, comme une seconde crise. L’homme et son instinct de survie le transforme finalement en un tout autre contaminé, les quelques scènes qui montrent le personnage de Matt Damon dans une paranoïa hypocondriaque en sont la meilleure illustration. La puissance du film réside non seulement dans son efficacité de mise en scène, mais aussi dans son message volontairement politisé. Le souvenir omniprésent de la crise du H1N1 hante le film de tout son long. Le H1N1 est d’ailleurs largement évoqué dans le récit. Soderbergh joue encore une fois sur deux fronts, d’abord en voulant communiquer sur les diversions et les magouilles au sein des agences mondiales de santé, et d’autre part en traitant de la paranoïa qui tiraille le peuple. A ce titre, le rôle campé par Jude Law est une véritable pierre angulaire. L’acteur est en roue libre dans le costume de ce blogueur sans scrupules, capable de tout pour plus de clics… ou pour plus de fric. Un personnage tout en contradiction, légèrement aliéné, une personnification à lui seul de la culture web et de ses dérives, tant il apparaît autant manipulateur qu’auto-convaincu par ses manipulations. Le personnage semble perdu au milieu de son propre canular, tant il a l’air d’être le premier poisson dans son filet. Contagion est donc à la lisière du thriller politique, il dénonce de la même façon que le ferait George A. Romero au détour de quelques râles de morts-vivants. On pense d’ailleurs beaucoup à plein d’autres films qui traitent plus ou moins du même sujet. On y décèle donc le politique d’un Romero, la fascination médicale d’un Cronenberg, le modernisme et la science du montage du 28 Jours plus tard de Danny Boyle, mais aussi le ton glaçant de Blindness de Fernando Meirelles, jusqu’à cette science du film choral cher à González Iñárritu.
Alors, dans cet éventail, Soderbergh n’est-il pas qu’un petit escroc maître de sa technique? Un caméléon de génie, un escroc plein de talent? Aucun de ses films ne se ressemblent vraiment. Pas au point, en tout cas, de déceler une véritable Soderbergh touch. Tout ce que l’on sait, c’est qu’il est capable de faire des miracles, tout comme il est parfois amoureux du pire (les ennuyeux et soporifiques deux parties du biopic de Che Guevara). Mais si l’on doit placer Contagion sur l’une des deux étagères de sa filmographie, on s’en trouverait bien embêté. Le film est un exercice de style d’une maîtrise visuelle formellement irréprochable. Mais son auteur n’est-il pas finalement dévoué à ne faire que des essais, à visiter les genres, un à un, tout au long de sa carrière? Si la question mérite d’être posée, on ne peut pas négliger que Contagion soit un film d’une intelligence cinématographique redoutable. Du début à la fin, Soderbergh réussit l’exercice en respectant toutes les consignes du genre. Un genre étant défini par ses codes, comment lui en vouloir de les réexploiter?