Voyage of Time 1


Le cinéaste le plus secret des quarante dernières années, devenu en l’espace de 6 ans le plus prolifique, nous gratifie d’un nouveau trip cosmique sorti en séance unique dans tout Paris le jeudi 4 mai. L’occasion pour nous de dire en quoi l’œuvre si singulière de ce cinéaste majeur, Terence Malick, ne fait pas genre !

Revivre

Jeudi 4 mai. 20h. Quelques initiés, curieux, admirateurs transis du cinéaste, un ou deux fous et sans doute trois ou quatre paumés arrivés dans la salle sans le vouloir, avaient tous rendez-vous dans une vingtaine de salles dans toute la France pour assister à un curieux film au titre plutôt pompeux. Voyage of Time. Les malickiens de la dernière de mon espèce avaient de quoi regretter cette stratégie de sortie des distributeurs, mais la camarade Marie Bortolotti qui m’accompagnait au Max Linder ce soir-là fit une jolie remarque à propos de cette sortie : se réunir à la même heure pour assister à ce film donnait le sentiment que nous nous réunissions pour assister à une éclipse. C’est exactement le même sentiment qui fut partagé ce soir-là. Il y avait les déçus, ceux « qui n’ont rien vu », ceux qui sont passés à côté, détournant le regard au mauvais moment, mais aussi ceux qui s’en souviendront toute leur vie, repartant les yeux embués et les jambes tremblantes. Ceux qui ont eu l’impression d’assister à un phénomène hors du commun, ceux qui font regarder la nature autrement, appréhender le monde comme pour la première fois, réapprendre à marcher, revivre.

Terence Malick est peut-être le cinéaste générant le plus de controverses des dernières années. Depuis The Tree of Life (2011), le cinéaste est passé du statut de génie dont chaque film était attendu pendant plusieurs années comme le Graal cinéphilique ultime, à celui pour certains d’escroc spécialiste de fumisteries mystiques. L’accueil très moyen d’A la Merveille (2013) et Knight of Cups (2015) est sans doute l’une des raisons de la curieuse stratégie de distribution de Voyage of Time, alors qu’on attend un deuxième film pour cette année, Song to Song qui sortira en juillet en France. Devenu incroyablement prolifique, Malick n’a cessé de radicaliser ses expérimentations formelles et une forme d’ésotérisme dans sa quête mystique, laissant beaucoup de spectateurs sur le bord du chemin. Je fais partie de ceux qui ne l’ont jamais perdu, adorant également ses deux derniers films tant honnis. J’attendais particulièrement ce Voyage of Time, annoncé depuis la sortie de The Tree of Life, et ce comme la version sur 90 minutes de la sublime partie cosmique de son chef-d’œuvre qui lui valu la Palme d’Or à Cannes en 2011. Cette partie étant sans doute celle me faisant le plus pleurer de toute l’œuvre de Malick – pendant une scène de bing bang accompagnée du déchirant Requiem : Lacrimosa de Zbigniew Preisner, où un geste d’amour d’un dinosaure envers l’un de ses congénères avant que celui-ci ne meurt –  je ne pouvais que rêver de ces 90 minutes.

Impossible de résumer le film. Il a été vendu comme un documentaire sur l’origine du monde, il apparaît plutôt finalement comme un vaste poème filmique, où se mêlent image de synthèse représentant l’origine des temps et images documentaires filmées avec un appareil très basse définition. L’infiniment grand et l’infiniment petit se mêlent dans un perpétuel et même mouvement, si spécifique à l’œuvre du cinéaste, créé par un montage toujours plus harmonieux et émouvant, dont l’ampleur vient détromper tous les détracteurs du cinéaste lui reprochant la fixité de ses belles images. En effet, le principal reproche fait au cinéaste est celui de ne faire que des belles images, mêlées ensemble dans une bouillabaisse mystique crétine. Il y a évidemment un problème avec la deuxième partie de la phrase précédente, mais ce problème n’est que la conséquence de la fausseté absolue de la première affirmation. Les images de Malick ne sont pas juste de belles images. Ce sont les images les plus habitées qu’on puisse voir sur un grand écran aujourd’hui. Chaque plan de Voyage of Time contient en lui un souffle vital essentiel et rare. Chaque crépitement d’eau qui boue, craquèlement de volcan en fusion, chaque petit atome, chaque poisson d’un ban, chaque instant capté semble imprégné d’un souffle premier. Tous les éléments filmés par Malick semblent naître sous nos yeux. Hannah Arendt écrit dans La Condition de l’homme moderne, dans un article consacré à la promesse et au pardon, deux notions essentielles du cinéma de Malick : « Le miracle qui sauve le monde, le domaine des affaires humaines, de la ruine normale, « naturelle », c’est finalement le fait de la natalité, dans lequel s’enracine ontologiquement la faculté d’agir. En d’autres termes : c’est la naissance d’hommes nouveaux, le fait qu’ils commencent à nouveau, l’action dont ils sont capables par droit de naissance. Seule l’expérience totale de cette capacité peut octroyer aux affaires humaines la foi et l’espérance, ces deux caractéristiques essentielles de l’existence que l’Antiquité grecque a complètement méconnues, écartant la foi jurée où elle voyait une vertu fort rare et négligeable, et rangeant l’espérance au nombre des illusions pernicieuses de la boîte de Pandore. » Tous les plans de Malick semblent hantés par cette obsession de naître, ou plutôt de renaître.

Il y a une part de son cinéma qui est hantée par la fin du monde, d’une civilisation : car que cela soit dans Les Moissons du Ciel (1978), La Ligne Rouge (1998), ou Le Nouveau Monde (2005), Malick met en scène la fin, ou du moins la possible fin, d’un monde, voyant la naissance d’un nouveau, mais se faisant toujours d’abord dans un terrifiant apocalypse. C’est pourtant toujours une (re)naissance qui sauve ce monde. De ses cendres, le nouveau naît, par la Nature, seule instance à préserver, terreau essentiel de cette naissance, de la possible absolution. Là encore, cette menace de la destruction est bien présente, plus que jamais, dans Voyage of Time. Par un saisissant plan d’arrivée de météorite, Malick met en scène la fin de la civilisation dinosaure. La place du contemporain dans Voyage of Time témoigne d’une peur d’un cinéaste de voir la fin de son propre monde, mais qui a son tour pourra être sauvé par la volonté de renaître, et de revivre (ne serait-ce pas dans cette optique qu’il faudrait voir les images montées des révolutions arabes qui ont choqué un certain nombre de spectateurs circonspects ?).

Je vous entends d’ici vous interroger sur la place de ce pensum dans les colonnes de Fais pas Genre, bastion ardent d’un cinéma bis, subversif, terrifiant. Pour faispasgenrer, je vais commencer par citer un cher ami qui en tout point hait le film. Quand je l’ai interrogé pour comprendre sa haine contre le film, il commença ainsi : « déjà, le film est un blockbuster… ». Je n’ai pas compris en quoi ce pouvait être un argument pour ne pas aimer le film, mais il y a quelque chose de juste dans cette affirmation. Malick use pour la première fois sans doute de moyens de blockbuster pour reconstituer sa vision de la genèse. Mais contrairement à ce que prétend ce très cher ami, c’est en fait l’un des principaux attraits de Voyage of Time. Terrence Malick ré-enchante totalement les effets numériques, montrant avec une maestria incroyable toutes les possibilités plastiques qu’ils offrent. Dans nos colonnes où nous nous plaignons chaque jour un peu plus des propositions numériques des blockbusters Marvel et autres, les propositions de Terrence Malick sont un véritable enchantement, la source d’un espoir immense retrouvé dans les possibilités apportées par les évolutions techniques de notre temps, sentiment qu’on a peut-être plus éprouvé de manière aussi émue que depuis Les aventures de Tintin : le secret de la Licorne (Steven Spielberg, 2011) ou encore les fabuleux monstres de Pacific Rim (Guillermo Del Toro, 2013). De ceux-ci, on retrouve la même précision des traits, chez les dinosaures ou les poissons par exemple, dont les regards sont tellement habités qu’ils nous donnent les larmes aux yeux.

Cette émotion ressentie devant le film peut paraître bien théorique vu les détours que j’utilise pour défendre le film. Elle est pourtant tout ce qu’il y a de plus sensible et immédiate. Naissant d’effets de montage soudains, d’un simple regard insistant, d’une symbiose parfaite entre image et musique (comme dans cette scène inouïe d’un ban de méduses), l’émotion du film vient agripper d’un coup quiconque capable de lâcher prise le temps de la projection au rythme des entremêlements mouvementés de sons et d’images sublimes menés par un chef d’orchestre plus que jamais au sommet de son art. Il faudra parfois accepter des moments moins convaincants – les homos sapiens sont par exemple un peu ratés ici, la voix off de Cate Blanchett n’est pas toujours la plus inspirée – mais il serait vraiment dommage de s’arrêter là pour juger hâtivement le film car Terrence Malick vient tout simplement raviver notre désir de cinéma. Même à nous, amoureux de bis, Z, et de sang qui tâche, de plans qui fâchent. Espérons donc que ce Voyage of Time sera de nouveau visible pour que tous ceux qui n’ont pas eu la chance d’assister à cette belle séance-éclipse puissent en être à leur tour les témoins.


A propos de Pierre-Jean Delvolvé

Scénariste et réalisateur diplômé de la Femis, Pierre-Jean aime autant parler de Jacques Demy que de "2001 l'odyssée de l'espace", d'Eric Rohmer que de "Showgirls" et par-dessus tout faire des rapprochements improbables entre "La Maman et la Putain" et "Mad Max". Par exemple. En plus de développer ses propres films, il trouve ici l'occasion de faire ce genre d'assemblages entre les différents pôles de sa cinéphile un peu hirsute. Ses spécialités variées oscillent entre Paul Verhoeven, John Carpenter, Tobe Hooper et George Miller. Il est aussi le plus sentimental de nos rédacteurs. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/riNSm


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