Ad Astra 1


A peine deux ans et demi après le vertigineux The Lost City of Z (2017), James Gray nous revient avec son film le plus attendu, probablement le plus ambitieux à ce jour, à savoir Ad Astra, pharaonique odyssée de l’espace, annoncée depuis plusieurs années déjà, interprétée et produite par Brad Pitt. S’il nous submerge moins que son précédent ouvrage, Ad Astra est une réussite aussi éclatante que discrète qui nous hantera probablement longtemps. Encore une fois, si vous voulez ne rien connaître de l’intrigue, passez votre chemin.

Brad Pitt dans Ad Astra (critique)

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Falling man

Bien que d’un genre inédit dans la carrière du cinéaste – la science-fiction post-2001, à la suite des essais de Cuaron, Nolan ou Chazelle – Ad Astra est dès son point de départ d’une cohérence absolue avec le reste de cette œuvre obsédée par l’intime. Brad Pitt y incarne un astronaute obligé de partir sur les traces de son père exerçant la même activité que lui et qui aurait sombré dans la folie au cours d’une expédition à la recherche d’une vie extraterrestre. Dans une filmographie hantée par les renoncements et les malédictions familiales, ce n’est sûrement pas la première fois qu’un personnage doit se confronter au lourd héritage d’une figure paternelle aussi admirée que redoutée. Pourtant, jamais l’objectif du héros des films de Gray n’a été aussi clair et direct qu’ici : il s’agit non seulement de retrouver le père mais aussi peut-être, comme le personnage le dit à un moment, de le tuer. Ce qui est très beau, et en même temps totalement évident, c’est que chez l’auteur de The Yards (2000), “Tuer le père” est sans doute la mission la plus tortueuse. Pour y parvenir, le héros devra traverser la moitié de la galaxie, affronter des pirates de l’espace, des singes mutants, une pluie d’astéroïdes – autant de séquences qui surprennent chez Gray et qu’il met néanmoins en scène à sa manière, nous y reviendrons – mais surtout et avant il devra se confronter au père lui-même et à sa propre personne, ses propres sentiments contradictoires. Car si Ad Astra est annoncé partout comme une œuvre pharaonique, une gigantesque odyssée, et probablement attendue comme tel, il ne faut pas espérer que James Gray y abandonne sa concentration intimiste et sa rigueur mélodramatique.

Brad Pitt dans le vaisseau spatial d'Ad Astra (critique)

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Car, derrière les apparats de sa plus importante production, l’œuvre séduit avant tout par sa simplicité. De son point de départ déjà cité, à la manière qu’elle a d’aborder le genre, elle témoigne avant tout d’un goût de la ligne claire, de la fiction classique, de la complexité psychologique et de l’empathie au premier degré. Évitant les dérives cuistres et explicatives des uns – on pense aux interminables explications scientifiques d’Interstellar (Christopher Nolan, 2014) ou aux prétentions linguistes de Premier Contact (Denis Villeneuve, 2016) – ou le sensationnalisme tape à l’œil qui aurait été hors de propos ici – cf. Gravity (Alfonso Cuaron, 2013) et ses spectaculaires plans séquences – James Gray reste fidèle à la quête intime de son personnage. Ce ne sont ni l’univers futuriste, ni les effets spéciaux et encore moins les scènes d’action qui devront prendre la place de la quête obsessionnelle du héros. Dans Ad Astra, les complexités de ce monde futuriste se racontent simplement, discrètement, toujours fidèlement au point de vue de son personnage – à travers des flash infos, des conversations a priori secondaires – et cette simplicité d’écriture est un puissant vecteur d’empathie. Les séquences d’action – aussi impressionnantes et abouties soient-elles – ne sont pas filmées dans une logique d’extase ou pour accomplir un simple désir du spectaculaire mais bien pour accompagner le héros dans sa quête, puis dans sa chute. De façon exemplaire, la séquence de l’assaut par des pirates sur la lune semble, dans un premier temps, citer explicitement Mad Max : Fury Road (Georges B. Miller, 2015) – on retrouve les mêmes armes, mais aussi les mêmes plans aériens sur les surfaces vides, désert ou lune, où ont lieu les combats, et des idées de découpage similaires – pour finalement en proposer l’expérience inverse. Les scènes d’action suivent le même registre que le long-métrage tout entier, celui de la mélancolie, de l’apprentissage de la solitude et de la mort.

Brad Pitt en cosmonaute dans le film Ad Astra (critique)

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Ad Astra s’ouvre sur l’image saisissante de la tombée de son personnage principal, sombrant du plus haut point de l’atmosphère pour s’écraser sur le sol. Difficile d’imaginer scène d’ouverture plus programmatique. Si cette chute s’avérera finalement sans gravité – on découvrira, juste après, qu’elle n’aura engendré chez le personnage aucune émotion particulièrement forte, ni même la moindre accélération de pouls – elle vient annoncer ce qui l’attend tout au long de l’histoire. Le cinéma de James Gray est empli de ces personnages qui vacillent, s’effondrent. On peut citer par exemple la chute dans l’eau d’un Joaquin Phoenix suicidaire en ouverture de Two Lovers (2008), ou encore celle du même comédien génial dans les bras de sa compagne incarnée par Eva Mendes lorsque le tragique s’abat sur lui dans La Nuit nous appartient (2007). Roy McBride, incarné par Brad Pitt, est de ces héros qui chutent et dont la caméra, la mise en scène et le récit de James Gray viennent épouser la trajectoire. Quand le héros s’enfonce dans la galaxie, dans son long et solitaire voyage, et qu’on sent la mort s’approcher de lui, le film lui-même décélère, s’enlise dans un rythme pesant et recueilli, comme pour accueillir cette solitude et cette mort certaine. En ce sens, l’incarnation douce et habitée de Brad Pitt est exemplaire. Celui-ci se mure dans une bouleversante impassibilité, se dévoilant dans des voix-off aussi recueillies que celles qu’on a l’habitude d’entendre chez Terrence Malick, en particulier dans The Tree of Life (2011). Il faut redire à quel point Brad Pitt est un acteur génial. Tout juste un mois après Once Upon a Time… In Hollywood (Quentin Tarantino, 2019), il se montre de nouveau merveilleux dans un registre totalement différent : d’un côté la liberté, le flegme, l’élégance, le cool et la nervosité, de l’autre la mélancolie, la solitude torturée, le silence pesant.

Scène dans l'espace du film Ad Astra (critique)

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Le spectateur contemporain, nourri au sur-découpage et au bruit constant, risque d’être décontenancé par cette aventure aux silences marquants et à la mise en scène privilégiant l’élégie au spectaculaire. Ce n’est pas nouveau avec James Gray, cinéaste admiré en France mais n’ayant jamais connu les honneurs des récompenses ou des succès publics. Cependant, certains habituels admirateurs du réalisateur risquent d’être, eux aussi, décontenancés par le ton plus cérémonieux et spectral que jamais. Bien moins romanesque que The Lost City of Z, moins mélodramatique également, Ad Astra est peut-être plus proche de la rigueur et du calme pesant de Little Odessa (1998), son premier effort. Ici, son habituelle mélancolie n’a probablement jamais été aussi sombre. D’abord parce que McBride n’est pas accompagné par des personnages secondaires aussi volontaires que ceux par exemple de The Lost City of Z. La belle épouse de Percy incarnée par Sienna Miller a été remplacée par une fantomatique Liv Tyler qui n’existe que dans les souvenirs du héros et des messages vidéo de qualité médiocres ; ici, pas non plus de fils candide comme celui incarné par Tom Holland, mais un père devenu fou porté par un Tommy Lee Jones possédé et déprimant bien qu’on soit ravi de le retrouver. Ensuite, et ce comme à la fin de The Lost City of Z, mais ici de manière encore plus terrienne et déceptive, le cinéaste dévoile la solitude essentielle de ses personnages. Tout comme Z n’existait pas, le père et son fils apprennent qu’il n’y a aucune vie extraterrestre dans l’univers. Ce qui est beau, et finalement moins dépressif que l’on pourrait le croire, c’est qu’en faisant chuter son héros, en invitant à le faire regarder plus vers le bas que vers le haut, James Gray nous invite à redéfinir nos vies et nos espoirs en regardant d’abord autour de nous. Morale simple et bouleversante que personne ne décrit mieux que le cinéaste lui-même, comme dans cette belle déclaration à Libération : « La seule chose que l’on a, c’est la possibilité d’apporter sa meilleure contribution, la plus sincère et personnelle possible, au monde. Et peut-être que dans cinquante ans, quelqu’un regardera votre truc et en retirera quelque chose de beau, susceptible de rendre le monde un peu meilleur. C’est ça que l’on peut apporter, le fait de laisser le monde légèrement en meilleure forme qu’on ne l’avait trouvé à la naissance. Rien d’autre n’a de sens. Et c’est là que peut se loger la satisfaction. Mais je ne crois pas que l’on trouve le réconfort en se disant que l’on vient de faire quelque chose de grand. J’ai eu la chance de croiser et connaître un peu mes héros, et je n’ai pas le sentiment qu’ils se complaisent dans l’idée qu’ils sont géniaux – et si c’est le cas, ils font fausse route, mais je ne le crois pas. Ce que vous pointez dans mes films donc, c’est la tentative de développer cette idée qu’à la fin du voyage, il n’y a pas d’hommes verts sur Neptune pour nous sauver de nos problèmes, pas plus qu’il n’y a de gigantesque palais en or tout au bout de la jungle qui permettrait à l’explorateur d’accéder à la félicité. » La félicité, c’est tout ce que l’on souhaite à James Gray. Celle de parvenir à produire de nouveaux opus aussi singuliers, dans l’adversité d’un monde qui a plus que jamais besoin d’une voix aussi singulière, habitée et humaine.


A propos de Pierre-Jean Delvolvé

Scénariste et réalisateur diplômé de la Femis, Pierre-Jean aime autant parler de Jacques Demy que de "2001 l'odyssée de l'espace", d'Eric Rohmer que de "Showgirls" et par-dessus tout faire des rapprochements improbables entre "La Maman et la Putain" et "Mad Max". Par exemple. En plus de développer ses propres films, il trouve ici l'occasion de faire ce genre d'assemblages entre les différents pôles de sa cinéphile un peu hirsute. Ses spécialités variées oscillent entre Paul Verhoeven, John Carpenter, Tobe Hooper et George Miller. Il est aussi le plus sentimental de nos rédacteurs. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/riNSm


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