Et si le chef-opérateur Emmanuel Lubezki, par son style si reconnaissable, avait en réalité monoformisé la filmographie de trois des plus grands réalisateurs contemporains ?
Quand la lumière fait de l’ombre
La sortie récente de Song to Song, le dernier film de Terrence Malick semble avoir fait tomber le voile et l’aveuglement général de la critique et du public à son égard, comme à celle de sa récente filmographie. Ça et là, les commentateurs qui jadis louangeaient sans hésitation le trop rare réalisateur américain déplorent désormais unanimement une certaine asphyxie d’un style et d’un propos jugé répétitif. A tort ou à raison, on accuse donc Malick d’avoir trouvé une forme de narration et de filmage depuis sa Palme d’Or, Tree of Life (2009) et de l’épuiser maintenant jusqu’à la lie au point de tourner en rond (littéralement) et de ne plus raconter grand chose. Même ses plus fervents admirateurs commencent à le lâcher, prétextant qu’avec Song to Song, leur ancien Dieu aurait peut-être effleuré ce que l’on appelle communément le film de trop. Alors qu’il réalisait un film tous les dix ans environ, il est aujourd’hui hyper productif si bien qu’on est en mesure de se demander si le cinéma de Malick ne trouvait pas jadis sa superbe dans sa rareté et qu’il perdrait considérablement de sa saveur s’il est trop souvent consommé. Toutefois, à y regarder de plus près, le virage artistique de Malick s’opère bien avant son film d’auteur épique mêlant dinosaures, éruption de volcan et quotidien d’une petite famille américaine. C’est en fait en 2005, lorsqu’il s’entoure pour la première fois du jeune chef-opérateur mexicain Emmanuel Lubezki pour signer la photographie du Nouveau Monde, que s’engage pleinement dans le cinéma de Malick une mutation esthétique déjà amorcée dans son film précédent, le très beau La Ligne Rouge (1998) : une caméra libérée, tendant toujours plus vers l’acceptation d’un mouvement perpétuel et capturant par bribes des instants de vie, de grâce diront certains, le tout baigné dans une lumière le plus souvent naturelle.
Lorsqu’il travaille pour la première fois avec Malick, Emmanuel Lubezki n’a pas tout à fait encore défini son style. S’il est alors un chef-opérateur réputé talentueux et prometteur, il est avant tout polyvalent et son image particulièrement polymorphe. Ayant grandi en même temps que son compère et ami Alfonso Cuarón dont il signe la photographie de tous les premiers films, il a aussi œuvré dans une première partie de sa carrière sur des produits plus ou moins mainstream : de Génération 90 (Ben Stiller, 1994) à Rencontre avec Joe Black (Martin Brest, 1998) en passant par Le Chat Chapeauté (Bo Welch, 2003) ou Les Désastreuses Aventures des Orphelins de Baudelaire (Brad Silberling, 2004). Il s’est mué aussi ponctuellement dans l’univers gothique de Tim Burton pour le visuellement magnifique Sleepy Hollow, La Légende du Cavalier sans tête (1999) et a travaillé avec deux des plus grands réalisateurs américains en la personne de Michael Mann sur Ali (2001) et Mike Nichols sur The Birdcage (1996). Sa collaboration en 2005 avec Terrence Malick marque toutefois assez clairement un virage net dans sa filmographie et c’est au contact du réalisateur de La Balade Sauvage (1973) qu’il trouve véritablement son style. Après Le Nouveau Monde (2005), c’est évident, Emmanuel Lubezki ne filmera plus jamais différemment. En cela, il convient peut-être d’aborder l’épineuse question de qui de l’œuf ou de la poule : ne serait-ce pas Lubezki le responsable des naufrages répétitifs de Terrence Malick ? Ou bien au contraire, Malick qui aurait emporté dans son sillage un chef-opérateur qui cherchait alors à se définir une patte, au point littéralement de le vampiriser ?
S’il me semble difficile de répondre à cette question, il m’apparait toutefois intéressant de se pencher plus en détails sur les répercussions qu’a pu avoir le Nouveau Monde sur la filmographie de ce chef-opérateur mexicain. Au sortir de sa première collaboration avec Terrence Malick, Emmanuel Lubezki signe la photographie des Fils de l’Homme (2006) de son ami Alfonso Cuarón. Le film amorce un nouveau virage dans la filmographie du réalisateur qui trouve ici une certaine consécration critique, surprend par son audace et impressionne techniquement, notamment de par son usage étonnant et spectaculaire du plan séquence. Libérée, dés-ancrée du sol, le style à l’œuvre dans la photographie des Fils de l’Homme est le prolongement logique de celui utilisé par Lubezki chez Malick. Nommé à l’Oscar de la Meilleure Photographie, Lubezki trouve ici une identité visuelle dont il fera sa spécialité si bien qu’hormis une brève incartade chez les Frères Coen pour le drôlissime Burn After Reading (2009), il ne va plus jamais la quitter mais bien au contraire cultiver et développer cette idée d’une caméra toujours plus libre et virevoltante, dans une volonté presque philosophique de dé-matérialiser la prise de vue. Si Tree of Life (Terrence Malick, 2009) est en effet le point d’ancrage de cette mutation, elle ne s’opère pas uniquement dans la filmographie de Malick dont il signe dès lors l’image de tous les films suivants, A la Merveille (2012), Knight of Cups (2015) et le récent Song to Song (2017). Le style Lubezki perdure en dehors du sillage de Malick en se développant toujours plus, notamment dans le cinéma de Cuarón bien sûr, trouvant son acmé dans la dématérialisation suprême de la caméra cosmique de Gravity (2012) pour un plan séquence inaugural qui fera date. Le chef-opérateur s’autorise même à coloniser la filmographie d’un autre mexicain, Alejandro González Iñárritu avec deux films : Birdman (2014) puis The Revenant (2015), pour lesquels « Chivo » (le petit nom donné à Lubezki, traduisez « La Chèvre », allez savoir pourquoi) remporte chacun un Oscar de la Meilleure Photographie, ce qui lui permet d’être le seul chef-opérateur à avoir gagné trois fois d’affilée (la première fois fût pour Gravity) la précieuse statuette. Profitons en peut-être pour jeter un pavé dans la marre en questionnant au passage le génie d’Iñárritu, quitte à fâcher, car dès lors que l’on comprend que l’identité forte qui faisait la spécificité de son cinéma dans la première partie de sa filmographie – une narration multi-couche éclatée, mêlant les histoires et les destins était davantage le fait de son scénariste de l’époque, le génial Guillermo Arriaga (lire notre entretien avec le bonhomme) – et que la seconde partie, qui n’a pas grand-chose à voir avec la première, semble plutôt définie par la patte de Lubezki… L’escroquerie semble palpable. Quoi qu’il en soit, l’identité visuelle de la photographie de Lubezki est si puissante qu’il arrive régulièrement que certains confondent Alfonso Cuarón et Alejandro González Iñárritu et pas seulement parce qu’il s’agit de deux réalisateurs mexicains. Grâce au succès de ces différents films, Lubezki devient l’un des rares chefs-opérateurs – avec peut-être Darius Kondji – à être aussi reconnus par ses pairs que connus du grand public. Dès lors, se dessine du point de vue des commentateurs un véritable style Lubezki. Mais si l’on admet l’existence de ce style Lubezki, persiste-t-il alors un style Malick, un style Cuaron ou un style Iñárritu ? Et si, par cette monoformisation de son style visuel, Luzbezki était-il entrain de monoformer à leur tour les réalisateurs avec lesquels il travaille au point de les rendre tous semblables ?
Certes, thématiquement, on admettra volontiers qu’un film de Terrence Malick ne ressemble à aucun autre, mais visuellement, force est de constater que le plan séquence inaugural de The Revenant tout comme certains plans filmant la nature baignée dans la lumière naturelle, rappellent à bien des égards certaines images fortes du Nouveau Monde. Mais encore, la dernière séquence de Gravity durant laquelle Sandra Bulock s’extrait de l’eau après un retour sur terre mouvementé est intéressante. Projetant au passage des gouttes d’eau sur l’objectif elle définit alors un autre motif qui deviendra récurrent dans le style Lubezki. On le retrouve ainsi maintes fois ré-employé dans The Revenant, quand goutte de sang, eau ou buée viennent obstruer le cadre dévoilant ainsi la présence de l’objectif de caméra. Si fort et audacieux en apparence, le style Lubezki n’en est pas exempt de faiblesses. Dans Song to Song, par exemple, plus qu’auparavant, Malick devient l’ombre de lui-même, disparaissant totalement derrière les prouesses visuelles de son chef-opérateur. Ce dernier expérimente toujours plus la miniaturisation et la libération de son dispositif mais ébranle le long-métrage et sa narration en effleurant aussi les limites de l’acceptable. Car malheureusement, à trop libérer la caméra de son ancrage à la terre, à trop faire fi du découpage, le film semble au final totalement dénué de point de vue. Le geste de filmer, de faire le choix de poser son regard sur un visage ou un détail est ce qui définit à mon sens un cinéaste mais plus encore, le cinéma lui même. Cette quête entreprise par Lubezki de redéfinir les règles de la prise de vue cinématographique, se tire régulièrement des balles dans le pied par excès de zèle. En ébranlant le point de vue – qu’il considère pourtant lui-même comme le plus important dans l’acte de filmer… – les films tendent parfois à flirter avec le jeu vidéo (pas tous) ou la réalité virtuelle. Il n’est pas étonnant par ailleurs, que Alejandro González Iñárritu et Emmanuel Lubezki aient expérimenté ce nouvel horizon pour le film Carne y Arena présenté cette année à Cannes…Les exemples cités plus tôt – la proportion, par exemple, à briser le quatrième mur en projetant des choses sur l’objectif – trahissent bien bêtement la présence d’une caméra que le dispositif s’évertue pourtant à faire disparaître. Les expérimentations visuelles du chef-opérateur, si elles ne sont pas in-intéressantes, rendent parfois si branlantes les films eux-mêmes et la place des réalisateurs au sein de ce dispositif qu’il convient de se demander si, parfois, par son omnipotence, Emmanuel Lubezki plutôt que de mettre en lumière, ne ferait pas de l’ombre aux réalisateurs avec lesquels il opère.
En tout cas, notre très cher Mexicain, si omniprésent depuis des années, voit son « carnet de commande » se vider de plus en plus. S’il est pour l’heure, toujours rattaché à un film dont on ne sait pas grand chose (The Devil’s Teeth) si ce n’est qu’il est réalisé par Paul Atkins et produit par… Terrence Malick, le projet est une véritable arlésienne qui cherche désespérément à trouver des financements depuis 2015. Pour le reste, tous les réalisateurs avec lesquels El Chivo semblait devenu indissociable paraissent vouloir changer d’air, preuve en est que le système Lubezki a peut-être atteint ses limites. Alfonso Cuarón qui termine son prochain film Roma s’est passé des services de son éternel compère pour signer lui-même la photographie de son film. Quant à Terrence Malick, s’il n’est pas près de s’arrêter dans sa sur-productivité nouvelle, son prochain film déjà tourné et attendu pour 2018, intitulé Radegund, n’a pas été photographié non plus par Lubezki mais par l’allemand Jörg Widmer. Inutile d’y voir là une opportunité pour Malick de rafraichir enfin sa vision devenue rance, puisque le bonhomme est en quelque sorte l’élève de Lubezki dont il a été le cadreur sur tous les films précédents de Malick. C’est peut-être ça le pire, en plus d’avoir fait planer son ombre gargantuesque sur de grands cinéastes, Lubezki s’apprête maintenant à l’étendre sur des petits nouveaux. Serait-ce là la marque d’un grand chef-opérateur que de marquer son temps et ses pairs ? Je vous laisse le soin de vous faire votre propre lumière sur la question…
Hello, El Chivo c’est plutôt l’homme secret, ou l’homme dans la confidence.
Lubezki a inventé une forme de cinéma alors qu’on pensait avoir tout exploré. Si un film est mauvais c’est pas sa faute, vise autre chose mon vieux. Toute hype a sa part d’ombre. C’est pas nécessaire un article qui veut jetter de l’ombre sur un génie juste parcqu’on a pas kiffé Song To Song ou knight of the cups
Je ne crois pas que l’article soit si catégorique et manichéen que tu sembles le dire, mon vieux. Je ne crois pas non plus qu’il nie ou remet en cause le génie du chef opérateur en question, bien au contraire. C’est un article que j’ai voulu nuancé et qui se base sur un état de fait : trois grands metteur en scène qui ont monoformisé leur style respectifs au contact d’un chef-opérateur qu’ils ont tous les trois en commun. La question que pose l’article c’est justement si un chef opérateur doit être un homme de l’ombre ou prendre toute la lumière. L’article a été écrit avant la sortie de Roma, et à mon sens, Cuaron ne s’est jamais aussi bien exprimé qu’une fois libéré du style de Lubezki. Cela ajoute de l’eau à mon moulin. En cela, j’ai hâte de découvrir le prochain Malick pour voir s’il en sera de même.
Pingback: Sleepy Hollow de Tim Burton - Critique sur Fais pas Genre !