Presence   Mise à jour récente !


Une famille américaine emménage dans une maison de banlieue où une inquiétante présence l’attend déjà. C’est avec ce pitch resserré et alléchant que Steven Soderbergh signe son retour sur les écrans de cinéma français. Une trame ouvertement horrifique et grand public mais que le cinéaste américain, connu pour ses audaces formelles, s’est chargé de détourner en plaçant cette fois le spectateur du côté de l’esprit vengeur. Dans quel but ?

Une jeune femme, la main contre la vitre, dans une chambre vide, regarde vers l'objectif ; plan issu du film Présence.

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Qui regarde ?

S’il y a bien une présence étrange dans le paysage cinématographique, c’est celle de Steven Soderbergh. Récompensée à Cannes dès son premier film à l’âge de 26 ans, l’icône du cinéma indépendant américain a depuis tracé une œuvre insaisissable, tour à tour populaire et expérimentale quand ce n’est pas les deux à la fois. Malgré son hyper-productivité avec une à deux réalisation par an, la densité de l’œuvre de Soderbergh se traduit paradoxalement par une relative invisibilité dans le champ médiatique et critique, peut-être due à son absence des écrans de cinéma en France depuis huit ans – ici même, la dernière fois que l’on vous en a parlé, c’était pour la sortie de Hors d’atteinte (1998) en Blu-Ray. C’est donc avec un certain plaisir et une réelle curiosité que l’on attendait le retour en salle de ce fantôme du cinéma mondial. Avec Présence, le cinéaste s’attaque sans surprise à un genre populaire, le film de hantise, pour mieux en détourner les conventions via un dispositif de mise en scène radical : placer le spectateur du point de vue de l’entité pour mieux scruter et perturber le quotidien d’une famille américaine récemment installée dans une maison de banlieue.

L'agente immobilière fait visiter la maison vide du film Présence à la petite famille, là, dans le hall d'entrée.

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Conséquence directe de ce dispositif, Présence n’est à aucun moment film d’horreur. On ne peut pas effrayer le spectateur en le plaçant du côté de l’esprit vengeur ! Il s’agit plutôt de profiter des atouts formels de la figure du fantôme pour nous plonger au cœur d’un drame familial avec le confort de celui qui voit sans se faire voir et, surtout, qui peut agir sur l’espace fictionnel. Profitant de nos super-pouvoirs donc, nous arpentons à loisir les différentes pièces de la maison et découvrons les tensions entre les membres de la famille Payne : les disputes des parents, l’arrogance du grand frère Tyler, mais surtout le deuil récent de la jeune Chloé, lycéenne mélancolique qui semble immédiatement sensible à notre présence. Sans spoiler davantage le récit, disons qu’on a plutôt affaire ici à un teen movies façon Gus Van Sant qui va disséquer, à travers les yeux d’un spectre, la froideur et la cruauté de la jeunesse américaine à l’heure des réseaux sociaux et des drogues de synthèse. Mais revenons au dispositif. Présence est constitué d’une succession de plans-séquences en caméra subjective plutôt stables et ultra mobiles censés représenter un esprit hantant la maison des Payne. A première vue, l’effet paraît assez vain, voire comique, tant il se présente pour ce qu’il est réellement : une caméra portée par un opérateur ! C’est pourtant en embrassant pleinement la dimension réflexive et factice du dispositif qu’on peut espérer être embarqué dans la curieuse proposition de Steven Soderbergh. Il est banal de dire que le cinéma pose, plus que n’importe quel autre art, la question du point de vue. “Qui regarde ?” s’interroge le réalisateur pour savoir où placer sa caméra. Une question que le spectateur doit le plus souvent esquiver au risque de briser sa suspension d’incrédulité. Or dans le cas de Présence, la question “Qui regarde ?” bien loin de briser le charme, enrichit notre expérience du visionnage. Apparaissent alors trois niveaux de perceptions interchangeables à volonté.

La famille du film Présence à table, pour le dîner, tous assis sous une lampe de lumière jaune.

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Le premier consiste bien sûr à se mettre à la place de l’entité. En accompagnant son regard, le spectateur s’engage dans un processus d’identification classique mais efficace. Que fait-elle ? Que peut-elle faire ou ne pas faire, quel est son objectif ? Bien vite, nous prenons conscience que ce point de vue exclusivement subjectif est également celui du spectateur de cinéma. Habituellement muni d’un don d’ubiquité qui nous affranchit des lois physiques, nous voilà cette fois arrimés à un point de vue unique, certes, mais immergés avec force dans l’espace fictionnel, sensation décuplée par les travellings incessants et la profondeur de champ du grand angle. Nous ne sommes pas à la place du fantôme, nous sommes avec lui ! Se superpose alors au regard de l’entité, le plaisir scopique du spectateur/voyeur qui suit avec intérêt toutes les actions de la famille Payne, des plus érotiques aux plus intrigantes en passant par les plus perverses. Cette vue globale et continue, que viennent couper quelques rares ellipses, raccorde entre eux les membres de la famille, accompagne la dynamique de leurs relations autant qu’elle capte l’écoulement du temps au quotidien. Malgré tout, nous restons des spectateurs passifs, assujettis au bon vouloir de la caméra/entité, contraints à ronger son frein pendant les moments de suspense, ou à rager dans les moments torrides laissés en hors-champ… Le cinéma en somme. Toutefois le jeu vidéo n’est jamais très loin non plus. La superposition du regard spectateur/entité nous donne par moment l’illusion d’interagir avec le monde de la fiction, notamment quand le fantôme devance nos désirs et utilise ses pouvoirs pour venir en aide aux protagonistes ou au contraire les punir. Quelques regards-caméra créent également le malaise en révélant notre présence intrusive de spectateur dans un monde qui n’est pas le nôtre. A cette alternance ludique des regards qui confère au film ses meilleurs moments, il faudrait cependant en ajouter un troisième, plus théorique certes, mais néanmoins passionnant : le point de vue du réalisateur.

Steven Soderbergh est, bien souvent, le chef opérateur de ses films. Avec un tel dispositif, difficile de ne pas l’imaginer physiquement derrière cette caméra mobile et omnisciente, d’autant que la caméra ne s’affranchit jamais totalement des contraintes de la matière. Malgré la fluidité de ses mouvements, elle ne passe pas à travers les murs et les plafonds comme dans Panic Room (David Fincher, 2002). Ce qui renvoie le dispositif filmique à celui du reportage ou du cinéma direct. La caméra court après les événements et semble s’y adapter plus qu’elle ne les fait advenir devant elle et pour elle. Le cinéaste y gagne un effet de réel qui confère toute sa physicalité à l’espace fictionnel, et in fine, c’est peut-être ce qui semble l’intéresser le plus avec ce curieux concept. Avançons donc l’hypothèse que le titre du long-métrage ne renvoie pas tant à une présence surnaturelle qui serait celle du fantôme, mais plus simplement à une présence du monde que le cinéaste souhaiterait nous faire sentir. Un tel dispositif de plan-séquence ultra mobiles en caméra subjective ne peut, en effet, fonctionner techniquement qu’en utilisant une très courte focale donc une grande profondeur de champ afin d’avoir le point en toute circonstance. Associé à un montage minimal, l’utilisation du plan long et du travelling, Soderbergh construit une esthétique du réel plus conforme à la réalité perçue par l’œil humain et restitue la continuité de l’espace-temps d’une manière que n’aurait pas renié André Bazin. Soderbergh refuse même le recours au gros plan car cela reviendrait alors à mimer un découpage conventionnel et abstrait alors que son dispositif le lui autorise, du moins jusqu’à un certain point, car la courte focale déforme les visages en gros plan. On notera qu’il est rare que le spectateur de cinéma actuel soit confronté à un film usant d’une seule focale et que la proposition immersive à tendance réaliste du cinéaste intrigue et stimule, d’autant qu’elle semble glisser en contrebande derrière un film de point de vue à tendance réflexive et qui plus est fantastique… Avec Steven Soderbergh, on n’est pas à un paradoxe près !


A propos de Clément Levassort

Biberonné aux films du dimanche soir et aux avis pas toujours éclairés du télé 7 jours, Clément use de sa maîtrise universitaire pour défendre son goût immodéré du cinéma des 80’s. La légende raconte qu’il a fait rejouer "Titanic” dans la cour de récré durant toute son année de CE2 et qu’il regarde "JFK" au moins une fois par an dans l’espoir de résoudre l’enquête. Non content d’écrire sur le cinéma populaire, il en parle sur sa chaîne The Look of Pop à grand renfort d’extraits et d’analyses formelles. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/riSjm

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