Alors que vient de sortir en salles Venom, The Last Dance (Kelly Marcel, 2024) troisième volet d’une dispensable saga spin-off de l’univers étendu consacré à l’homme-araignée, nous profitons du momentum pour s’intéresser au cas Tom Hardy et à l’une des constantes de sa filmographie : avancer masqué.
Bas les Masques
On sait reconnaître ces acteurs et actrices dont la filmographie forme consciemment ou non un arc d’analyse, une constante, quand même leurs plus dispensables et mauvais films viennent y ajouter du relief. C’est le cas de Tom Hardy, qui navigue en galère, boulet au pieds et comme aux fers avec une saga de super-vilain ni faite ni à faire mais dont les trois volets oscillant entre passables, bancales et nullissimes viennent toutefois enrichir l’analyse d’un motif récurrent de la filmographie de l’acteur : le jeu de masque. Si grimages, prothèses en latex ou doubles numériques font désormais partis intégrante de la panoplie des comédiens – et ce depuis longtemps, tant ils sont nombreux et nombreuses à avoir rafler honneurs et récompenses pour des rôles à transformation physique – ils sont bien moins à avoir su s’imposer en masquant partiellement ou totalement leurs visages. Et pour cause, rares sont les métiers où savoir prendre la lumière de face comme de profil est gage de reconnaissance. Qu’on soit beau ou non, selon les standards, n’est pas tant un enjeu : le visage lui-même, sauf rares exceptions, est constitutif du cinéma tant l’acte d’un film est d’abord celui de regards posés, souvent de près, sur le visage de quelqu’un. Aussi, naturellement, jouer la comédie nécessite d’accepter de donner « sa gueule en pâture ». Les comédiens apprennent alors à dompter leurs traits, contrôler les spécificités anatomiques de leurs faciès, appréhender les subtilités offertes par une ridule, le fossé d’une pommette, la contraction d’un muscle buccinateur, l’intensité d’un regard bleu azur. Le visage devient alors un outil, un animatronique complexe sur lequel l’acteur ou l’actrice vient actionner ses leviers, sciemment ou inconsciemment, parfois par pur instinct. Parce qu’il n’existe que peu de films qui se passent du gros plan, les expressions du visage sont le vecteur principal d’émotions, de sensation et de sens à disposition du comédien pour livrer sa performance. Bien entendu, le corps – sa stature, son aura dans ce qu’il a de plus physique – est une autre corde à l’arc de la mise en scène et du jeu, un autre outil en somme, mais incomparable aux pouvoirs du visage et des transhumances émotionnelles, de l’acteur vers le spectateur, que l’océan de nuances offerts par la multitude des muscles du visage et des variétés de faciès rendent possible.
Tom Hardy est ce que l’on peut appeler un comédien à (belle) gueule. Un physique de boxeur tendre, éphèbe aussi costaud qu’abîmé, une masculinité virile mais toute en oxymore. Son passé de jeune alcoolique et toxicomane – il a de nombreuses fois confié avoir été accroc au crack et à l’alcool dans son adolescence – marque un faciès d’une beauté bizarre, cabossée, brute. Ce physique à la Brando l’oriente assez naturellement, à ses débuts, vers des rôles burnés : soldat américain pour Spielberg dans l’excellente série Frères d’armes (2001) puis de même dans La Chute du Faucon Noir (Ridley Scott, 2001). Ces petites apparitions chez des grands ne lui ouvrent toutefois pas immédiatement les portes des studios et il cachetonne alors dans des série B d’action dans lesquelles la dualité de l’acteur s’exprime d’emblée : d’un côté des rôles taillés sur mesure pour son visage de dur-tendre, de l’autre un amusement certain du comédien lui-même comme des réalisateurs qui l’emploient pour les contre-pieds et les contre-emplois. A grands renforts de pastiches, postiches, perruques et prothèses, le visage de Hardy est déjà détourné – crâne chauve extra-terrestre dans Star Trek Nemesis (Stuart Baird, 2002), maquillé et coiffé de longs cheveux blonds pour The Reckoning (Paul McGuigan, 2003), poudré et coiffé comme à Versailles dans Marie-Antoinette (Sofia Coppola, 2006) – bien qu’il soit le plus souvent employé pour son physique de beau garçon émacié (il faut rappeler qu’à ses débuts il n’a pas encore la musculature qu’on lui connait aujourd’hui) comme dans Attraction fatale (Matthew Parkhill, 2003), Layer Cake (Matthew Vaughn, 204), Amours et conséquences (Ed Blum, 2006) ou encore RocknRolla (Guy Ritchie, 2008) où il incarne même un personnage surnommé « gueule d’ange ».
Deux longs-métrages vont marquer un virage de carrière pour l’acteur. Choisi par Nicolas Winding Refn pour jouer le tueur et prisonnier Bronson (2009) il entreprend pour la première fois une transformation physique totale. Moins de perruques et plus de muscles. Il prend vingt kilos de masse pour incarner ce personnage protéiforme et livre une performance impressionnante, où les jeux de masques sont encore (ou déjà) au centre de son travail. Ses débuts sur les planches – il a appris son métier dans des écoles d’arts dramatiques prestigieuses du Royaume-Uni, la Richmond Drama School puis le Drama Center de Londres – lui sont d’une grande aide pour donner corps à ce personnage qui se raconte façon one-man-show sur une scène de théâtre. A son propos le réalisateur danois disait : « Il est tellement polyvalent et visuellement très intrigant à regarder. Et bien sûr, il a de grandes compétences théâtrales grâce à son expérience sur scène, donc il comprend vraiment le jeu d’acteur et les différentes approches de la performance. » (NME, 2015) La prestation de Hardy est saluée pour son inventivité. La large palette de l’acteur éclate alors au visage des spectateurs mais aussi des cinéastes qui voient en lui autre chose qu’un beau garçon au charme incendiaire. Sa corporalité et la malléabilité de celle-ci se montrent pour la première fois de même que sa capacité à se grimer et à composer à partir d’un autre visage que le sien. Cette mise en lumière soudaine offerte par le projet Bronson lui permettra de taper dans l’œil de Christopher Nolan qui lui offre un second rôle dans le film choral Inception (2010), bien que ce dernier n’entre pas totalement dans le giron de notre analyse. Il faut plutôt s’appesantir un instant sur celui qui lui succède, Warrior (Gavin O’Connor, 2011), dans lequel Hardy incarne un combattant de MMA, faisant de son récent développement musculaire un outil d’incarnation évident. Dans cette production qui entreprend de filmer ce sport sans en cacher la violence et les dégâts qu’il cause sur les corps, le visage angélique de Hardy est malmené, abîmé, tuméfié, présage du devenir de sa filmographie. En effet, après ce film, dissimuler ce visage, et d’une certaine manière s’en échapper, va devenir une véritable obsession pour les cinéastes qui l’emploient et fatalement pour l’acteur lui-même.
L’histoire d’amour de Tom Hardy avec le masque commence véritablement avec son rôle de Bane dans The Dark Knight Rises (Christopher Nolan, 2011). Pour incarner cet antagoniste testostéroné de Batman, l’acteur prend à nouveau quinze kilos de masse musculaire et doit composer sa performance avec ni plus ni moins que ses muscles – la brutalité du personnage au combat est un de ses traits principaux de caractérisation – deux yeux et une voix techniquement modifiée. En le privant de son faciès angelot, Nolan déplace Hardy, prolongeant les expérimentations de Bronson jusqu’à leur paroxysme. Par l’entremet du personnage de Bane, Hardy va développer de nouvelles caractéristiques qui deviendront des récurrences dans ses rôles : une incarnation physique « massive », un soin tout particulier à jouer un maximum de nuances par la simple utilisation d’un regard, le travail de la voix comme partie fondamentale de l’incarnation. A son propos, Christopher Nolan déclara : «Il a les yeux les plus expressifs qui soient. Il met le public dans l’ambiance d’une manière extraordinaire, même si la plupart de son visage est couvert » (The Independent, 2017). Même s’il a toujours nié que la récurrence du masque dans ses performances relevait d’un pur choix, Tom Hardy semble avoir largement réfléchi la pratique de cet technique antique de l’art dramatique : « C’est bien les masques. Vous entretenez le mystère, vous réduisez le volume. C’est intéressant. Tout le processus de pensée du spectateur au cinéma passe par la lecture des visages. Vous projetez vos attentes et vos désirs sur les visages des acteurs. Mon métier, par exemple, c’est de regarder les autres. Je me nourris du comportement des gens. Comment ils se présentent et communiquent physiquement leurs états d’âme, sans rien dire. Qu’exprime leur regard ? Est-ce qu’ils sont à l’aise ? Bien dans leur peau ? Endormis ? Attentifs ? Fuyants ? Maîtres d’eux-mêmes ? Est-ce qu’ils peuvent s’accommoder du silence ? Sont-ils présents avec moi, dans cet instant ? Au cinéma, vous êtes automatiquement captifs du regard, vous essayez d’attraper la moindre nuance dans les yeux de l’acteur. Et quand l’acteur porte un masque, paradoxalement, le spectateur se rapproche davantage. Il s’avance sur son siège, il cherche à comprendre ce qui se passe en dessous. » (Premiere, Octobre 2018)
L’usage du masque dans la représentation théâtrale remonte aux racines antiques du théâtre. En Grèce antique, déjà, parce que l’on considère le Théâtre comme sacré et qu’il est disconvenu d’afficher son visage aux Dieux, on couvre les faciès des comédiens de masques expressifs. Plus tard, le Théâtre Nô japonais ou la Commedia Del’Arte italienne, ré-inventent chacun sa fonction, à leur manière. Dans l’étude moderne du jeu, on enseigne fréquemment l’art du masque neutre aux aspirants comédiens si bien qu’on peut raisonnablement penser que Hardy lui-même ait pu expérimenter cette méthode pédagogique lors de ses études d’arts dramatiques. Ce masque a tout d’abord une supposée vertu pédagogique : annihiler le visage de celui qui le porte l’amènerait à exprimer toute sa corporalité, libérer son corps de l’étau des émotions et du paraître qui lui sont imposés par son visage. C’est alors l’occasion de s’inventer un autre corps, régit par un autre rythme, une autre dynamique. Dans le masque neutre, cette fonction est poussée à son paroxysme par l’usage d’un masque non-expressif et non caractérisé, mais dans la majorité des autres disciplines du masque, ce dernier a souvent la même fonction concrète de ré-incarnation. Plus qu’un simple costume, il transforme l’individu qui le porte en « un autre », et entrouvre alors la porte à une corporalité nouvelle et libérée. Ce qui est intéressant dans le cas de Tom Hardy, c’est que sa transformation corporelle est allée de pair avec l’insertion du masque dans son travail. Le masque tenant à distance son faciès charmant, il a pu ré-inventer sa corporalité, sculpter un autre lui. Le masque – comme le maquillage, qui bien souvent est un masque lui-même tant il dissimule les traits de l’acteur qui le porte – devient alors un outil de ré-incarnation, le porter revient à s’oublier soi-même, à se dissimuler, et à la manière du personnage incarné par Jim Carrey dans The Mask (Chuck Russel, 1994) à se laisser posséder par un autre que soi. De nombreux exemples récents témoignent de cette fonction libératrice et réincarnante du masque : qu’il s’agisse de Hugo Weaving dans V for Vendetta (James McTeigue, 2005) ou plus récemment encore de Joaquin Phœnix qui trouve a travers le masque/maquillage du Joker (Todd Phillips, 2009) l’occasion de se libérer de l’étau qui enserrait son corps depuis tant d’année.
Bien qu’il continuera les rôles entièrement façonnés pour sa gueule d’ange – on pense à Target (MCG, 2012) – et les nouvelles contrariétés (et nuances) qui lui sont imposées par sa nouvelle stature massive – Locke (Steven Knight, 2014), Quand vient la nuit (Michael Roskam, 2014), Enfant 44 (Daniel Espinosa, 2015) entre autres – c’est véritablement par les rôles qui perdureront cette recherche autour du masque que le comédien va se faire reconnaître et apprécier du grand public. D’abord, en (ré)incarnant le personnage de Max Rockatansky dans le désormais culte Mad Max : Fury Road (George Miller, 2015). En choisissant Hardy pour prendre la suite de Mel Gibson, le cinéaste Australien marche clairement dans les pas de Christopher Nolan tout en poussant encore davantage la recherche d’épure du jeu de l’acteur. Si Hardy conserve son physique viril et musculeux, il perd pour partie sa voix – celle de Bane, très caractéristique, liée au port du masque lui-même à la manière d’un Dark Vador, prenait une grande place dans l’incarnation du personnage et la prestation du comédien – en plus de son visage. Miller a l’idée géniale d’enserrer Max dans une muselière pendant les trois quarts du film « l’utilisation de la muselière qui fait office de masque a une fonction à la fois narrative et sensitive, c’est la même en réalité. Ainsi masqué, Max est ramené à sa corporalité, à son animalité si je puis dire, c’est exactement tel que cela qu’il est traité par les war boys : comme un chien qui pourrait mordre. Cela accentue tous les instincts bestiaux du personnage et de l’acteur en même temps, ses autres sens se mettent en éveil, il regarde différemment, il écoute différemment, cela déplace l’incarnation parce qu’elle ne s’appuie plus sur les mêmes arguments. » (Interview de George Miller par Bethany Minelle, Youtube, 2016).
Comme si les cinéastes se challengeaient mutuellement à dépouiller Hardy d’un maximum de ses artifices de jeu, Christopher Nolan renchérit deux années plus tard avec Dunkerque (2017) dans lequel il contraint l’acteur à ne plus pouvoir exprimer quoi que ce soit avec son corps, puisque cantonné au cockpit d’un avion. Plus encore, il lui réduit davantage son espace de jeu en l’affublant d’un masque d’aviateur qui lui couvre quasiment entièrement le visage : « J’étais assez ravi de ce qu’il avait donné dans The Dark Knight Rises avec juste deux yeux, deux sourcils et un peu de front, alors j’ai voulu voir ce qu’il pouvait faire sans front, sans sourcils, et avec un seul œil. » (The Independent, 2017). A peine un an plus tard, Tom Hardy débarque à son tour dans la galaxie des acteurs et actrices acoquinés aux adaptations de comics en acceptant de donner corps à l’un des méchants les plus emblématiques de l’univers Marvel – ici pour Sony et son Spiderverse – le symbiote Venom (Ruben Fleischer, 2018). Bien que le genre ne soit pas exempt de performances masquées, celle de Hardy dénote du tout-venant. Ici, point d’armures ou de costumes, mais un monstre qui possède Eddie Brock – son personnage – et l’enveloppe littéralement, comme une seconde peau. Si l’acteur conserve son physique Golgoth acquis après de nombreuses heures de musculation pour des rôles antérieurs, une nouvelle fois, il efface l’une de ces caractéristiques au profit d’une autre. Si la créature numérique n’est pas à proprement parler un masque – d’autant plus qu’elle n’est pas créée par l’usage de la performance capture – Venom est une forme d’excroissance jusqu’au-boutiste des rôles masqués précédents. Plus du tout de physicalité, plus du tout de regard, désormais, seulement la voix – Tom Hardy livre une exceptionnelle performance vocale pour donner vie au vilain. Souvent reconnu pour son usage étonnant de la voix, l’acteur associe volontiers cet outil au masque, comme autant d’apparats qui le déplacent et l’obligent à ré-inventer son jeu : « Je cherche à échapper à ma voix. Quand je lis un script, j’associe des sons à des personnages et je « fais des voix », comme si j’enfilais un costume ou portait un masque. C’est un peu la base quand on joue à faire semblant. J’essaye de trouver une voix pour untel, de m’en défaire, et de passer à une autre. Mais certains de mes personnages ont tendance à s’influencer vocalement. » (Premiere, Octobre 2018). Deux suites contractuelles – Venom : Let There Be Carnage (2021) et Venom : The Last Dance (2024) – prolongeront l’exploration du personnage et de la performance de Tom Hardy. Seul véritable intérêt à cette trilogie morne, Hardy y livre une performance étonnante largement soulignée par la critique américaine – moins par chez nous où les films sont majoritairement moqués sans nuances – comme par exemple chez The Ringer : « Alors que tous les acteurs, même les meilleurs, se laissent aspirer par le complexe industriel des films de super-héros, Hardy joue ici un anti-héros effrayant, visqueux et semi-érotique, livrant peut-être la performance la plus bizarrement mémorable dans un blockbuster depuis celle de Johnny Depp dans Pirates des Caraïbes. ».
L’enveloppe de symbiote de Venom pourrait bien être en définitif un paroxysme, l’exploration finale et radicale de la désintégration du beau visage de Tom Hardy. The Last Dance qui vient de sortir en salles, comme son titre le sous-entend, devrait être le dernier volet de la franchise et ainsi déposséder Hardy de son excroissance monstrueuse. Symboliquement, l’au-revoir à ce personnage masque-ultime pourrait signifier un renouveau souhaité pour l’acteur, et pourquoi pas, une ré-appropriation contraire. Il y a peut-être désormais des choses à faire de cette gueule d’amour qui à cinquante ans bientôt, commence à se marquer de nouvelles aspérités.