Parrain de l’édition 2019 du Festival Toute la Mémoire du Monde qui se consacre depuis plusieurs années à célébrer les films restaurés, le cinéaste Danois Nicolas Winding Refn a donné à la Cinémathèque Française une masterclass passionnante qui permet de mieux saisir son personnage et l’esprit torturé qui l’habite.
Copenhague – New York
\ 1970-1987 /
« Je suis né pas très joli, dyslexique et daltonien. Mon enfance était rythmée par les rendez-vous chez des médecins qui me faisaient sauter sur place ou jeter des ballons. Cela m’a tellement traumatisé que j’en ai gardé un problème général avec toute forme d’autorité. A l’âge de huit ans, en 1978, j’ai déménagé à New-York avec ma mère et mon beau-père qui étaient tous les deux photographes professionnels. Quand nous sommes arrivés sur place, je ne parlais pas encore anglais, si bien que mon beau-père devait m’accompagner durant les trois premiers mois à l’école pour me traduire les cours, ce qui a été une expérience très humiliante pour l’enfant que j’étais. C’est à cette période que j’ai découvert la chose la plus magnifique que Dieu ait jamais créée : la télévision. Cet appareil si sexy et magnifique que je découvrais aux Etats-Unis n’avait rien à voir avec ce que j’avais connu au Danemark, où nous n’avions qu’une seule chaîne qui ne montrait pas grand chose de palpitant. A la fin des années soixante-dix la télévision américaine avait déjà une offre conséquente de chaînes, je pouvais ainsi découvrir tout un tas de publicités, de films et séries télévisées, simplement en appuyant sur des boutons. C’est cet objet plus particulier qu’est la télécommande qui me fascinait, car j’avais la sensation de pouvoir contrôler les émotions qui pouvaient sortir de l’écran. A la maison, l’utilisation de la télévision était réglementée par ma mère, mais je trouvais toujours un moyen de contourner ces règles, d’allumer le poste dès qu’ils avaient le dos tourné ou qu’ils s’absentaient et de l’éteindre en hâte dès qu’ils rentraient. J’étais littéralement obsédé par elle. »
New York – Copenhague – New York
\ 1987 – 1991 /
« Ma mère m’a habitué à aller au cinéma, je me souviens qu’elle m’avait emmené voir Les 400 Coups (François Truffaut, 1968) qui m’avait plutôt plu, bien que d’une manière générale j’avais en horreur tout ce qui pouvait être considéré comme un cinéma de « culture » tel que le définissait mes parents. Adolescent j’ai commencé à aller au cinéma tout seul et je me suis assez naturellement penché sur un type de cinéma que mes parents ne considéraient pas comme étant de l’art. Ma mère détestait la violence et Ronald Reagan, donc évidemment, je me suis mis à aimer la violence et Ronald Reagan. Le vrai déclic fut une projection de Massacre à la Tronçonneuse (Tobe Hooper, 1974). De mémoire, il s’agit de ma première expérience sensuelle et artistique en tant que spectateur de cinéma. Dans un sens, c’est donc le cinéma qui m’a trouvé et non pas l’inverse. Depuis petit, j’ai souffert de la frustration de ne pas pouvoir être stimulé créativement parlant. Comme dit Charles Bronson, je n’avais « pas beaucoup d’options » : j’ai toujours été incapable de jouer d’un instrument de musique, je suis daltonien et donc ma peinture était nulle, et enfin, étant dyslexique, je ne pouvais pas écrire convenablement… Le cinéma était donc devenu « ma chose » : un territoire d’exultation des sens, une manière de briser toute cette frustration créative qui m’enchainait depuis tant d’années. Au contact des films, je cherchais l’énergie, le chaos, la couleur, l’obscénité et tout ce qui est peu acceptable par la morale, même au cinéma. J’ai aimé très vite tout un pan du cinéma qui glorifiait le fétiche, la violence et la sexualité transgressive. Néanmoins, j’aimais aussi « la chose » enfantine, poétique et sincère qui s’exprimait aussi majestueusement à travers ce médium. C’est cette tension entre les deux qui me gouvernait au quotidien. Cette transgression, cette recherche du sublime, était devenue mon leitmotiv. A cette même époque, j’étais un oiseau de nuit qui traînait dans les boîtes new-yorkaises branchées. C’était en plein pendant le mouvement post-punk, nous étions dans une exhibition permanente. Dans ce milieu, tout le monde se droguait, fumait et buvait beaucoup, mais moi je ne prenais rien, je restais en retrait et participais en tant que voyeur et y prenais beaucoup de plaisir. Alors que j’étais en pleine épiphanie dans cette ville où tout était possible, et alors que je tirais sur mes dix-sept an, ma mère et mon beau-père ont décidé de retourner vivre à Copenhague. Je pense que c’est la pire chose qui me soit arrivée dans ma vie. J’étais dévasté. Cela m’a mis très en colère, mais lorsque j’ai quitté la ville, je me suis promis qu’un jour je parviendrai à y revenir et que j’y deviendrai très célèbre ! Je suis donc rentré au Danemark où j’ai dû réintégrer une école et me réhabituer à ma langue natale, ce qui a été une horreur pour moi compte tenu de mes troubles dyslexiques. Je continuais à essayer de voir un maximum de films, bien que l’offre en la matière était bien moins conséquente et riche à Copenhague qu’à New-York. Un jour j’ai vu Meurtre d’un bookmaker chinois (John Cassavetes, 1976) à l’Institut du Cinéma Danois et cela a été une autre révélation, en sortant de la séance, je savais quel type de jeu je voulais dans mon propre cinéma. Je me suis donc renseigné sur John Cassavetes et j’ai appris qu’il avait été à l’Académie Américaine d’Arts Dramatique. Assez naturellement j’ai décidé de m’inscrire dans cette école, ce qui était, de plus, une bonne raison pour revenir vivre à New-York. »
New-York – Copenhague
\ 1991- 1996 /
« A ce moment j’étais ravi, je revenais vivre à New-York pour étudier dans l’une des plus prestigieuse école d’acteurs du monde, le futur me souriait. Malheureusement, cette école était vraiment pourrie ! J’ai détesté cette expérience. Encore une fois, j’avais beaucoup trop de difficulté à accepter l’autorité. Un jour, de colère, j’ai attrapé une table et l’ai balancée contre un mur : on m’a viré dans la seconde. Une nouvelle fois, j’ai du rentrer à Copenhague et quitter New-York. J’avais vingt-et-un ans et j’étais vraiment déprimé par cet échec et cette désillusion. J’ai néanmoins réussi à me faire embaucher dans une société de production de publicité danoise en tant qu’assistant de production. J’y ai fait la rencontre d’un producteur qui m’a beaucoup appris et m’a prêté tout un tas de matériel pour que je puisse réaliser mes premiers courts-métrages en vidéo. Dans le même temps, l’un de mes oncles qui est un distributeur de films art et essai européens au Danemark, m’a proposé un job de rêve. Il voulait que je l’accompagne au Festival de Cannes et que j’y passe mes journées à regarder des films, prospectant pour lui dénicher des pépites dont il pourrait acquérir les droits de diffusions danois. De fil en aiguille, mon appétit pour le cinéma et la réalisation s’est raffermi jusqu’au jour où je me suis dis que je pouvais et devais faire mon premier long-métrage ! Pour moi, c’était quelque chose de simple, ma mère avait 60.000 euros, mon oncle était distributeur et mon beau-père possédait une caméra 16mm… je me suis dit qu’il suffisait juste de s’y mettre ! J’ai quand même postulé pour entrer dans l’Ecole Nationale du Cinéma Danois, en me disant que ce serait comme une sorte d’assurance au cas où je ne parvenais pas à auto-produire mon premier film. Je me suis retrouvé dans une drôle de situation puisque j’ai été admis dans cette école tout en ayant demandé par ailleurs un financement pour mon film à l’Institut du Cinéma Danois, ce qui était totalement incompatible et interdit. J’ai obtenu finalement un financement de 600.000 euros sur la base d’un mensonge et d’une fraude. Ma mère était très inquiète par cette situation et mon père, qui est lui-même réalisateur et monteur (Anders Refn a notamment monté certains longs-métrages de Lars Von Trier comme Breaking the Waves et Antichrist et est aussi l’un des assistants à la réalisation régulier du même LVT, notamment sur Nymphomaniac, ndlr) m’a dit que je n’avais ni les moyens, ni les compétences pour réaliser un long-métrage car je ne connaissais rien au cinéma et que je n’avais jamais étudié pour cela. C’est mon beau-père, que je dois remercier, car il a été le seul à croire en moi. Il m’a simplement dit « Mais qu’est-ce que tu as à perdre ? ». J’ai suivi son conseil, avec beaucoup d’arrogance, j’ai pris l’argent du gouvernement et je me suis barré illico-presto de l’École pour réalisé avec 600.000 euros mon premier film, Pusher (1996), qui a été un gros succès. J’avais vingt-quatre ans et tout me souriait puisque dans le même temps, j’avais rencontré ma toute première petit -amie – je n’avais jamais connu une seule fille avant – et vingt-deux ans plus tard, nous sommes mariés et avons deux enfants. »
Copenhague
\ 1996 – 2005 /
« Je pense que l’acte artistique est en lui même violent car on cherche quelque part à pénétrer par violence à l’intérieur des gens. Cette intrusion m’intéresse car lorsque l’on est choqué par une image, cela provoque un dialogue interne qui est, à mon sens, très enrichissant. Mon art est l’expression d’une violence qui m’est intérieure et que j’essaie de retransmettre aux autres. J’ai beaucoup de violence en moi mais mes proches vous diront que je suis tout de même quelqu’un de charmant. Je suis contraint par cette dualité qui est en moi, alors j’essaie de la contrôler et de canaliser cette violence de manière productive. Lorsque j’ai réalisé Pusher (1996) j’étais obnubilé par l’authenticité, je ne prêchais que par ce mot, je voulais que tout « fasse vrai », de la violence à la cocaïne… C’était une expérience très éprouvante car j’y exposai toutes mes phobies. Après cela, j’ai mis trois années à monter Bleeder (1999), un film beaucoup plus intime et personnel, dont je suis très fier mais qui n’a pas eu le même succès que Pusher. Pour mon troisième long-métrage, je m’étais fixé comme but qu’il puisse me permettre d’acquérir une certaine respectabilité, que je puisse être considéré comme un cinéaste à part entière aux côtés de tous ces grands réalisateurs dont j’avais été jaloux pendant tant d’années. Mais ce film – Inside Job (Fear X, 2003) – m’a complètement bousillé, ce fut une vraie catastrophe. Suite à ça nous étions redevable de plus d’un million de dollars à la banque alors que nous venions d’avoir notre première petite fille. Ce fut très violent. Subitement je passais du statut de jeune prodige à celui de cinéaste raté et endetté. Je suis donc revenu à mes premières amours et donc à mon premier film, pour en livrer deux suites successives – Pusher 2 (2004) et Pusher 3 (2005) – qui était largement supérieures au premier volet, tout simplement parce que j’avais une meilleure maîtrise de mon style et que j’avais appris aussi de mes erreurs récentes. Ce retour en grâce après l’échec de Inside Job m’a conforté dans l’idée que je ne devais plus essayer d’appartenir à un quelconque club ou essayer d’être intronisé par mes pairs : je ne devais ne croire qu’en moi-même. J’ai donc décidé que pour la suite de ma carrière, je ne ferais plus que des films que j’aimerais voir, et plus que ça, que je ne ferais que des films dont je serai moi-même le sujet. J’ai décidé que je serai au centre de tout, que je serai la toile de ma propre œuvre. Et c’est à partir de cette mégalomanie – dont l’origine remonte au jour où ma mère m’a dit, enfant, que j’étais un génie – que j’ai construit toute la suite de ma carrière jusqu’à aujourd’hui. »
Copenhague – Valhalla – Bangkok – Los Angeles
\ 2005 – 2019 /
« Le premier film qui est né de ce déclic est Bronson (2009). C’est un film à bien des égards autobiographique dans lequel j’essaie de rentrer dans la tête d’un psychopathe. Je suis persuadé que l’acte de création est un acte de sociopathe, et que de fait, il y a un sociopathe enfoui au plus profond de moi. Souvent, cette part de soi est guidée par un profond narcissisme. Je pense toutefois que lorsque l’on est créateur, le narcissisme est un combustible dont on ne peut pas se passer. L’ambition plus précise de Bronson est de raconter l’histoire de quelqu’un qui se perd dans son alter ego. C’est exactement ce que je fais personnellement quand je me mets en état de créer. Je me façonne un alter ego qui est un double diabolique de moi-même, un être profondément mauvais qui s’exprime uniquement dans mon travail et qui disparaît le soir quand je rentre à la maison. J’aime cette dualité et je la cultive. Cette thématique est vraiment au cœur de mon obsession de cinéaste, si bien que dans tous les projets qui ont suivi Bronson, je travaille à convoquer à travers mes personnages, cet alter ego mauvais qui sommeille en moi. Par ailleurs, la violence est pour moi une expression très concrète de cette dualité. C’est un acte amoureux en soi. Et si l’on filme la violence sans amour, alors cela ressemble à tant de ces films américains qui sont si bêtement violents qu’il n’y a plus vraiment d’intérêt à la montrer. C’est pour cela que la violence dans mes films est traitée comme de l’art abstrait. Dans Drive (2011) par exemple, la fameuse séquence de l’ascenseur est pour moi, avant d’être très violente, une expression exacerbée d’une forme de poésie qui m’est propre. Il s’agit de la vision la plus poétique qu’y soit de ce moment que traverse les personnages, vu sous le prisme de l’alter ego sociopathe qui habite en moi. De la même façon, quand le personnage incarné par Ryan Gosling se fait fracasser de toute part dans Only God Forgives (2013) c’est pour moi, moins une démonstration de violence gratuite, qu’une forme très spécifique et très pure de poésie. En mettant en pièces et en détruisant physiquement, l’un des hommes les plus beaux du monde, je fabrique de la poésie. Ce qui me stimule personnellement, c’est donc de convoquer le chaos et l’amour dans un même plan et d’en faire naître une émotion particulière. »
Propos de Nicolas Winding Refn
Débat animé par Jean-François Rauger
Dans le cadre de l’édition 2019 du Festival “Toute la Mémoire du Monde”
le 16 mars 2019 à la Cinémathèque Française
Merci à William Tessier pour l’enregistrement.
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