Véritable philosophe en devenir, Manon Grimaud propose avec Nolan, le temps et Bergson : Tenet, le cinéaste à la rencontre du philosophe (L’Harmattan) un petit essai stimulant qui tente de confronter la pensée Bergsonienne au cinéma de Christopher Nolan. À quoi pense Christopher Nolan lorsqu’il rêve d’Henri Bergson ? Réponse possible en cent quatorze pages.
La matière et la mémoire
D’aucuns diront que hisser une filmographie mainstream qui prétend expliquer à son spectateur les mystères immémoriaux du temps à hauteur d’un philosophe ou d’un physicien est un pari ambitieux ou peut-être un acte suicidaire. Pourtant le cinéma de Christopher Nolan est indéniablement rattaché à la notion « monde », colossale, de temps que Manon Grimaud distingue sous quatre catégories : le temps rêvé de Inception (2010), le temps oublié dans Memento (2006), le temps relatif de Interstellar (2014) et le temps condensé de Tenet (2020). D’un côté un temps de l’anthropos vacillant, imparfait, fallacieux, intérieur à l’homme et de l’autre un temps du cosmos, inéluctable, logarithmique et expansif, extérieur à l’homme. La différence entre les deux ? Le premier est malléable et flexible alors que le second, impalpable et rigide. L’œuvre de Christopher Nolan proposerait d’étudier le temps sous toutes ses coutures et le récent Tenet (2020) qui a fait couler beaucoup d’encre prétend expliquer à un spectateur candide les théories quantiques et l’anthropie négative. Si la proposition de Nolan a de quoi surprendre ou aveugler littéralement un Max Planck ou Erwin Schrödinger, il ne fait pas de doute que Tenet appelle à l’imagination, à la spéculation théorique et qu’il est très facile de tomber dans le piège de l’interprétation conceptuelle idéalisée : bouturer le concept philosophique de Henri Bergson avec le dispositif cinématographique tel que le cinéma de Christopher Nolan semble le refonder est néanmoins une entreprise délicate voire sauvage.
Les commentateurs de la pensée de Bergson ont révélé quelque chose d’assez simple au fond : le temps n’est pas de l’espace car la notion de durée permet de différencier le temps de l’espace. Le propos de Manon Grimaud dans son ouvrage Nolan, le temps et Bergson édité chez L’Harmattan dans la collection Champs Visuels repose sur le fait que les travaux de Christopher Nolan et tout particulièrement Tenet sont des démonstrations filmiques qui proposent —à la manière du concept de durée de Bergson — de montrer que le temps n’est pas de l’espace. Mais est-ce que les films de Nolan différencient réellement le temps de l’espace ? Pas si sûr. Disons oui et non. Comment Tenet pourrait différencier espace et temps sachant que Gilles Deleuze avec L’image temps et L’image mouvement, parus respectivement en 1983 et 1985, n’a cessé, à s’en racler la gorge, de dire que le cinéma, c’est du temps et de l’espace : que l’image mouvement (cinéma classique) avant la Seconde Guerre mondiale est un cinéma de l’action (le déroulement du film est influencé par les actions des personnages) et que cette action dans l’image temps (cinéma moderne) est interrompue (les personnages n’arrivent plus à réagir face à un événement, ils deviennent des observateurs). L’image temps et L’image mouvement démontrent le passage d’une vision extérieure du temps à une vision intérieure (le cinéma nous fait atteindre une perception directe du temps qui s’émancipe du mouvement).
Revenons maintenant à nos moutons. La problématique de la prise de conscience du temps comme formulée par Tenet n’est pas un fondement insolite du film mais tout simplement celui de tout le cinéma moderne, contemporain et soustractif (le personnage prend conscience du temps qui s’écoule). Il peut alors paraître un peu maladroit de supposer que le prestige de Tenet fut d’avoir placé le protagoniste comme « pu(r) voyan(t) de la durée ». Les personnages de l’image-temps sont justement comme leur nom l’indique des personnages de purs voyances (les films de Tsai Miang-Liang, ceux de Bruno Dumont, ceux de Wang-Bing). Ils n’agissent pas en action mais en perception — ce sont des personnages qui veulent revenir à une affaire de contemplation et puis c’est tout : ils sont las, ce sont des reclus, des parias, des laissés-pour-compte, des moribonds, alors que le protagoniste de Tenet est plutôt placé sous le signe de l’image mouvement que de l’image temps. Il agit en action, il démolit, il détruit, il rafistole, il gesticule, il ne fait que ça : se mouvoir dans un espace-temps découpé et remodelé selon son activité moteur, jamais perceptif. Il aurait peut-être aussi fallu invoquer les travaux de Jean Epstein, maître incontesté des puissances du cinéma et de sa capacité à défigurer le temps, qui à l’inverse de Bergson, lui vouait un culte excessif à la manière d’un disciple de Cthulhu. Les écrits de Epstein auraient sans aucun doute pu nourrir les analyses filmiques de Tenet élaborées par GManon Grimaud notamment autour des capacités du dispositif cinématographique (accéléré, retour en arrière, ralenti) à faire accéder les objets inanimés à des possibilités de mouvement ou bien d’inverser le mouvement de l’univers !
On retiendra évidemment que ces nombreux passages phosphorés qui tentent de cartographier les mouvements et direction temporelle de la narration mettent en lumière la mécanique narrative complexe de Tenet et ses multiples ramifications. Bien qu’ils émaillent et enrichissent les analyses filmiques, les concepts de Bergson auxquels se réfèrent ces analyses, auraient pu avoir — même pour un lecteur érudit et familier des concepts de Bergson —l a clarté d’exégèse et d’explication. Il ne faut pas avoir honte de bien expliquer les choses et d’autant plus lorsqu’on invoque des concepts abscons, obscurs parfois difficiles d’accès pour des non-spécialistes. Il ne fait pourtant aucun doute que cet essai est passionnant et que l’exercice ait été profitable ! Et que le lecteur curieux puisse trouver une approche originale et bergsonienne du cinéma de Christopher Nolan.