Notre admiration sans bornes pour Megalopolis, le dernier objet de sidération de Francis Ford Coppola, et sa sortie prochaine nous donnent l’occasion de revenir sur une autre actualité française de son auteur. En effet, il y a quelques mois, les éditions Carlotta nous ont gratifié d’une traduction française d’un formidable ouvrage de Sam Wasson – Le chemin du paradis, une épopée de Francis ford Coppola – récit passionnant de ses rêves inouïes comme de ses bouleversants échecs.
This One’s from the heart
De tous les cinéastes du Nouvel Hollywood, Francis Ford Coppola est sans doute celui qui concentre le plus de superlatifs. Le plus fou, le plus mégalomane, le plus sentimental, le plus ambitieux, le plus iconoclaste, le plus contrôlable, le plus, le plus… Rien n’a jamais été assez grand pour cet homme qui n’a eu de cesse de se révolutionner, de vouloir repousser les limites de son art et de son inspiration. Coppola a touché absolument à tout. Il a voulu mettre en scène tous les genres, être producteur de ses propres films et de ceux de ses amis, inventer un cinéma du futur tout en cherchant à préserver les formes classiques tendant à disparaître, mêler l’épique et l’intime. Il a voulu toucher au théâtre – dès ses études, il dirigeait deux troupes de théâtre – comme à la musique, être au cœur de la technologie la plus futuriste comme maintenir les formes du cinéma muet. Sam Wasson, l’auteur de The Big Goodbye qui était consacré à Chinatown (Roman Polanski, 1974) en s’entretenant de nombreuses fois avec lui, a fait le choix judicieux d’essayer d’épouser tous ces clivages en se concentrant sur ses projets les plus ubuesques. Si le tournage du Parrain (1972) est évoqué, ce sont avant toute chose les aventures Apocalypse Now (1979) et Coup de Cœur (1982) qui sont racontées pour essayer de mieux cerner le rêve inouï Zoetrope. Il ne s’agit pas à proprement parler d’une biographie qui suivrait patiemment et chronologiquement le fil des événements de sa vie, bien qu’on suive en partie cet ordre, des débuts au théâtre, au tournage de Megalopolis pour conclure en passant par les débuts dans les studios, les premiers pas d’indépendance avec Les Gens de la pluie (1969) etc. Ce qui intéresse surtout Wasson, c’est de retrouver et d’épouser le bouillonnement créatif qui imprègne ce cerveau génial, pourtant constamment juvénile.
Il faut bien dire que certains éléments étaient déjà connus. Du livre, on apprend pas forcément grand chose à propos de la création d’Apocalypse Now, déjà tellement commentée, racontée (dans le journal de sa femme Eleanor notamment, on y reviendra), représentée (dans Au Cœur des ténèbres : l’Apocalypse d’un metteur en scène réalisé par sa femme et Fax Bahr et sorti en 1992), ni même en ce qui concerne la folie des grandeurs qui s’empara du cinéaste au moment du tournage de Coup de Coeur, son rêve d’en faire un film « en direct » (le moment où il abandonne ce rêve dans le livre est absolument vibrant) jusqu’à son échec cuisant. Il est malgré tout empli d’anecdotes émouvantes, parfois hilarantes (je pense à cette lettre lunaire écrite directement au président Carter pour obtenir les hélicoptères de la fameuse scène des Valkyries) – l’humanisme grandiloquent et naïf Coppola étant toujours entre les deux, tout comme sa poésie côtoie le sublime et le trivial, le beau et le laid. Surtout l’importance de cet ouvrage vient dans sa mise en perspective de l’ensemble de sa carrière et de ses paris insensés, de voir comme ils sont à chaque fois dans la continuité du précédent, et répondant toujours aux désirs extrêmement personnels de son auteur. En ce sens, toute personne décontenancée mais tout de même intéressée par Megalopolis devrait s’y référer, pas tant pour en cerner le sens profond que pour comprendre ce qui en fait la profonde singularité. Francis Ford Coppola est, de tous les cinéastes du Nouvel Hollywood, le plus personnel, celui pour qui cette question de la voix singulière, même au milieu des machines les plus sophistiquées et ambitieuses, est la plus importante. Il est à ce titre souvent bouleversant de lire les anecdotes familiales : sa maladie, enfant, sa relation d’admiration pour son frère, son rapport ambivalent et toxique avec son père, le compositeur Carmine Coppola. Dans les dernières pages du livre on apprend par exemple que ce dernier lui aurait dit, le lendemain de la première, avoir trouvé Coup de Coeur « nul à chier ». Entre les lignes, on ne cesse de le voir chercher à impressionner son père. Créer du jamais vu, proposer des œuvres absolument neuves, n’est pas vraiment une ambition formelle chez lui : il s’agit plutôt d’échapper au statut de « raté » que lui promet son géniteur. Coppola l’a toujours raconté, dans cette même logique de faire valoir la personnalité qui habiterait son œuvre. Aussi, si sa femme Eleanor a souvent confié dans ses propres travaux les errements de leur couple, Francis s’est toujours montré moins prolixe, et Wasson nous permet d’entrevoir cette magnifique relation. Quand il découvre les notes de sa femme sur le tournage d’Apocalypse Now, accepte et insiste pour qu’elles soient publiées, la tentation du divorce, le désir de maintenir sa famille peut-être la seule chose qu’il ne révolutionna pas dans sa vie, autant d’instants qui ajoutent une émotion très profonde à la lecture.
L’histoire du livre est peut-être d’avantage celle du rêve de Zoetrope que de la carrière à proprement parler du cinéaste. Il est donc logique qu’il se concentre surtout sur ses débuts, son rêve de concurrencer les grands studios jusqu’au moment où ce rêve se heurte au désastre économique provoqué par Coup de Cœur. A ce titre, on peut regretter les manques de l’ouvrage : Wasson ne revient qu’à toute allure, dans le dernier chapitre, sur l’éblouissant Bram Stoker’s Dracula (1992), et les somptueuses commandes des années 80 (hantées par le décès accidentel de son fils). Il passe aussi sous silence la passionnante trilogie des années 2000-2010, réalisée avec les moyens d’un étudiant en cinéma. Il faudrait sans doute une vingtaine d’ouvrages pour faire le tour de cette œuvre, mais ce livre a le mérite de parfaitement dessiner sa personnalité, ne cachant ni son génie, ni ses errements, sa personnalité parfois tyrannique et dure, en particulier avec son épouse, et ainsi éclairer tous ses films de cette personnalité, même ceux passés sous silence. Surtout, il permet de dessiner un chemin. Si « tous les chemins mènent à Rome », le « chemin du Paradis » est ici très nettement une route vers Megalopolis. C’est sur son tournage d’ailleurs qu’il s’achève, dans l’image extraordinaire de Coppola errant sur le plateau, bercé par le bourdonnement sourd des millions de LED dessinant son décor virtuel, alors qu’ils tournent l’inoubliable et vertigineuse scène du baiser. Le réalisateur a y dit « le film se fait tout seul ». On se permettra de le contredire pour conclure. Certes, il a raison de souligner qu’il n’est jamais le seul artisan de son travail – et le livre permet parfaitement de voir tous les génies qui ont pu l’entourer sur ses différents projets, à tous les postes – mais peu d’œuvre complète porte à ce point la signature d’un être, je dirais même d’un cœur, avec toute sa naïveté et sa franchise. Définitivement, « this one’s from the heart ».