Disons le tout de go : pour correctement se confronter à l’analyse des rouages qui font tourner cet énième opus Marvel, il est tout simplement impossible de vous préserver d’éventuels spoilers. Donc une fois n’est pas coutume notre texte en sera rempli, bourré même. L’info étant passée, il est temps de vous dire enfin si à notre sens, le Marvel Jesus comme il s’auto-consacre a transformé ce mauvais cru de MCU en fin cépage d’exception…
Les Petits Apôtres
Il est peu dire que, les années passant, notre assiduité vis à vis du Marvel Cinematic Universe (MCU) s’est quelque peu étiolée. Trop de films, trop de séries, trop de personnages, et de surcroît un arc narratif de plus en plus flou, voir cryptique. Il faut dire que l’exploration du multivers – concept coutumier pour les amateurs.rices de comics book mais alambiqué pour les autres – n’a jamais vraiment convaincu, tendant à diluer les enjeux narratifs et à nous perdre dans toutes ses ramifications. Cette ouverture du champ des possibles aurait bien pu revitaliser de quiproquos et d’absurde meta, une saga qui tourne littéralement en rond : de suites en origin story, de reboots en variants, de séries en films. Mais excepté la très bonne première saison de la série Loki (Michael Waldron, 2021), les explorations “multiverselles” du MCU nous ont jusqu’alors moins proposé de l’amusement qu’un pesant esprit de sérieux. C’est bien toute la difficulté de ce nouvel ère que d’essayer tant bien que mal de nous rendre palpable une nouvelle menace – il s’appelait Kang, super-méchant multiversiel, jusqu’à ce que son interprète soit jugé coupable de violence conjugale et remercié par Marvel, remettant en jeu la pérennité narrative du personnage, désormais sans incarnation – avec tout son lot de promesses d’univers et autres flux temporels qui pourraient être annihilés, tout en ouvrant la brèche du fameux « tout est possible ». Devons-nous ainsi craindre la disparition d’un personnage si des dizaines de ses variants (des doubles multiversels) peuvent à tout moment apparaître ? De toute évidence, non.
C’est une constante chez Marvel que de se refuser à clôturer des chapitres de son histoire et tirer un trait définitif sur certains de ses personnages. Le double épisode Infinity War / EndGame (Demis et Jean-Jacques Russo, 2018-2019) en était déjà la parfaite illustration. Et même s’il a fallu dire au revoir à deux des héros originels à la conclusion de ce diptyque (Captain America et Iron Man) les deux acteurs viennent tout juste de reprendre leur place au sein du MCU – Chris Evans revenant le temps d’un cameo dans le film qui nous intéresse ici, nous y reviendrons, tandis que Robert Downey Jr. interprète emblématique de Iron Man vient d’être intronisé, à la surprise générale, en tant que nouveau grand méchant du MCU puisqu’il incarnera Doom ! Cette nouvelles stratégie cache en réalité une nécessité pour Disney et son délégué aux affaires super-héroïques, Kevin Feige, de récupérer dans son escarcelle une tripotée de héros et mutants jadis confiée à la 20th Century Fox, studio gobé par l’empire Disney. Parmi eux, les deux personnages qui donnent leurs noms au film : Deadpool & Wolverine (Shawn Levy, 2024). Le premier incarné par Ryan Reynolds, était déjà apparu trois fois à l’écran dont deux fois en solo dans des productions abusant d’humour gras, de combats stylisés et gore et d’une écriture meta – ce super-héros ayant conscience d’être un personnage de fiction et s’adressant régulièrement au public. Le second est indissociable de Hugh Jackman qui l’a déjà incarné dix fois à l’écran et dont on pensait qu’il avait raccroché définitivement les griffes après un admirable chant du cygne dans le salué Logan (James Mangold, 2017). L’alliage entre les deux personnages pouvait paraître sur le papier assez détonant, Deadpool se caractérisant par son empreinte humoristique et mal-élevée là où le Wolverine bourru de Hugh Jackman a toujours incarné un ton de drame intime au sein de sa franchise. Mais d’un autre côté, les deux incarnations ont en commun d’avoir donné lieu aux rares films de super-héros qui ne sont pas classés tout public. Par ailleurs, c’est une tendance vérifiée du buddy movie que d’associer deux identités sur le papier opposées pour en faire un ciment à comédie. Ces deux arguments en leur faveur, il convenait de leur donner, au moins, le bénéfice du doute.
Cependant leur arrivée commune – et en grande pompe – au sein du MCU est d’abord affaire d’opportunisme. Rameuter les personnages emblématiques des films de la Fox et leurs acteurs stars est l’une des nombreuses illustrations de l’hégémonie intraitable des studios Disney sur l’industrie hollywoodienne. Le récit de Deadpool & Wolverine s’empare totalement de cette question bien que certains pourraient qualifier cela de particulièrement cynique. Pour mieux comprendre comment ce long-métrage se positionne – entre abordage du navire amiral ou incitation à ce que ces commandants pirates rentrent enfin dans les rangs – il faut certainement passer par l’exercice habituel du résumé, ce qui, quand on aborde un Marvel de l’ère du multiverse n’est pas une mince affaire. Dans cet opus démarrant dans l’univers des films Fox, Wayne Wilson (Deadpool) est appréhendé par les agents du Tribunal des variations anachroniques (TVA), une sorte de police multiverselle chargée de protéger les différents flux temporels et éviter qu’ils ne dévient ou fusionnent et qui est au centre de l’arc narratif des longs-métrages Marvel depuis la série Loki. Ainsi, le travail du TVA est de chasser et punir tout individu qui voyagerait sans autorisation d’un univers à un autre. C’est ce qui est reproché à Deadpool qui, en début de récit, parvient à se rendre dans l’univers du MCU Disney pour passer un entretien d’embauche auprès des Avengers. Amené de force au sein du TVA, il va faire la rencontre d’un agent spécial, M. Paradox, dont le travail consiste à effacer définitivement les univers jugés secondaires et sans avenir. Il explique alors à notre héros que son univers – comprendre celui des films de la Fox – va être définitivement détruit. Celui-ci est en effet jugé dans le coma et sans rédemption possible, puisque son « être d’ancrage », Wolverine, a passé l’arme à gauche dans Logan. Ce nouveau concept au sein de l’arc narratif Marvel s’additionne à la complexité déjà à l’œuvre dans cette nouvelle phase mais demeure néanmoins assez simple à comprendre. L’idée est que, si le personnage principal et central d’un univers vient à caner, cet univers tout entier perd tout son intérêt et finit par s’étioler. En clair, le constat fait est que l’univers de la Fox n’a plus grand intérêt depuis le départ à la retraite de Hugh Jackman. L’agent du TVA devient alors une sorte d’avatar de fiction de Kevin Feige lui-même, proposant à Deadpool de rejoindre le MCU et les Avengers, considérant qu’il est à peu près le seul individu estampillé Fox encore à peu près exploitable. Or Wayne n’est pas du tout d’accord avec cette solution radicale, la désintégration de son flux temporel entraînant par la même la mort de ses proches et amis. Il va alors se mettre en quête, à travers le multiverse, d’un autre Wolverine qui accepterait de remplacer celui de l’univers de la Fox et ainsi le sauver.
Sur le papier, c’est véritablement cet angle meta qui interpelle et intéresse. Rendant un hommage dévoué aux productions Marvel sous étendard de la 20th Century, le récit entend parcourir cet héritage en lui offrant une dernière danse. Au cœur du récit, on retrouve un monde post-apocalyptique (The Void) dans lequel tentent de survivre des super-héros renégats, une sorte de représentation métaphorique de la grande poubelle d’Hollywood. Outre son hommage parodique peu inspiré et rarement drôle aux deux derniers Mad Max (l’une des choses les plus ratées du film) cette section offre toutefois les meilleurs moments de ce Deadpool & Wolverine, glorifiant les Mavericks de l’univers Fox et le versant ultra-bis du cinéma de super-héros. On retrouve alors une équipée sauvage de loosers magnifiques portée par Blade (Wesley Snipes), Electra (Jennifer Gardner), Gambit (Channing Tatum), Johnny Storm alias La Torche (Chris Evans) et X-23 (Dafne Keen) qui survivent tant bien que mal dans ce désert de l’oubli dont on apprend qu’il a vu défiler tous les super-héros Fox – plusieurs n’y ont d’ailleurs pas survécu. Bien qu’on ne puisse nier l’opportunisme du fan service à l’œuvre ici, il demeure difficile de ne pas ressentir la tendresse avec laquelle Ryan Reynolds et ses scénaristes regardent ce pan majeur mais inégal de l’histoire du film de super-héros. Il ne s’agit plus de tourner la page d’un personnage mais d’un studio majeur de l’industrie hollywoodienne dont la disparition est clairement mentionnée et représentée à l’écran – en témoigne cet immense logo de la Fox enseveli sous le sable du désert, façon ruine de la statue de la liberté dans La Planète des Singes (Franklin Schaffner, 1968). Tout ce qui se déroule dans ce décor constitue certainement le cœur bâtant du film et il est regrettable que le scénario ne soit pas un peu plus taillé à l’os autour de cette idée. Car malheureusement, comme les deux précédents volets, ce troisième opus est totalement phagocyté par la persona débordante de Ryan Reynolds qui tire constamment la couverture à lui – tellement que Hugh Jackman parait très souvent spectateur des séquences, comme une sorte de sidekick de luxe. La générosité comique de Reynolds tourne vite à la lourdeur et affaiblit l’ensemble du long-métrage, de même que son fan service souvent inutile – on pense notamment aux séquences impliquant tous ces variants de Deadpool, complètement accessoires. En définitif, le long-métrage rate quelque peu sa cible, lui donnant un arrière goût qu’on connaît bien quand on goûte au MCU : celui d’un film qui aurait dû être quelque chose, qui l’est presque et qui ne l’est finalement pas.
Ainsi, l’Empire Disney/Marvel demeure fidèle à lui-même : impitoyable, pragmatique et opportuniste, Deadpool & Wolverine esquisse l’hommage mais n’assume en définitif pas pleinement ce sacrifice et la violence symbolique qu’il représente. Malgré un montage des coulisses des films Fox en guise de vidéo post-mortem – mi-joyeuse mi-dépressive – qui accompagne le générique de fin, cet opus n’est pas seulement l’occasion de conclure mais d’abord celle d’augmenter la contenance de ce déjà immense coffre à jouets. Car si le Deadpool du récit se refuse à sacrifier son univers au détriment de celui de Disney, c’est bel est bien l’inverse qui en résulte au sortir des deux heures d’un long-métrage qui aura moins servi à dire au revoir à des personnages et à leurs interprètes – dont on avait déjà (facilement) fait le deuil, avouons-le – qu’à souhaiter la bienvenue aux deux héros éponymes et leurs interprètes mega-stars en tant que nouveaux (bons) soldats de l’Empire. Celui qui se qualifie dans la diégèse comme le Jesus de Marvel, prophète censé en relancer le culte, est en réalité moins le sauveur qu’il croit être qu’un énième petit apôtre, au service du dieu Mickey, le tout puissant.