Mars Express


Un long métrage d’animation français, de surcroît pour adultes et de science-fiction, est une curiosité suffisamment rare pour mériter toute notre attention. S’il n’a pas conquis un large public à sa sortie en salles, Mars Express (Jérémie Périn, 2023) pourra peut-être compter sur son édition en DVD et Blu-Ray, proposée par Blaq Out et distribuée par ESC. L’occasion pour nous d’enfin vous parler de ce film a qui nous avions donné une place de choix dans notre TOP 10 annuel et qui a été élu Film qui fait pas genre 2023 des lecteurs.trices de Fais pas Genre !

Affiche du film Mars Express.

© Gebekah Films

Tu te casses sur Mars

Jérémie Périn aime les paris fous et l’aventure Lastman (2016-2022) l’a prouvé. Adaptée de la bande dessinée crée par Bastien Vivès, Balak et Michaël Sanlaville, la série d’animation éponyme a remporté un joli succès (sur France 4, France.tv Slash puis Netflix) et a permis à son créateur de poursuivre dans la foulée sa collaboration avec Laurent Sarfati pour un projet encore plus improbable, Mars Express. Thriller urbain de science-fiction qui puise ses influences littéraires autant chez Isaac Asimov que chez William Gibson, ce polar futuriste met en scène Aline Ruby (à laquelle Léa Drucker prête sa voix), une détective alcoolique ancienne militaire traumatisée par la guerre, et Carlos Riveira (Daniel Njo Lobé) son coéquipier et ami, mort au combat lors d’une insurrection de robots et « sauvegardé » dans un androïde. Ils travaillent pour le compte de Chris Royjacker (Mathieu Amalric), troisième larron de la bande devenu entrepreneur milliardaire qui fabrique des robots ainsi que des « organiques », assistants artificiels censés les remplacer. Sur Terre, Aline et Carlos arrêtent une pirate informatique qui fait sauter le verrouillage des robots, mais dès qu’ils débarquent à Noctis, une cité martienne, la terroriste est aussitôt libérée, faute d’un mandat qui s’est volatilisé. Le duo doit ensuite retrouver Jun Chow, une étudiante qui a mystérieusement disparu après l’assassinat de sa colocataire.

Deux protagonistes du film Mars Express au volant d'une voiture du futur, dont le pare-brise est un écran tactile diffusant une espèce de Youtube.

© Gebekah Films

Mars Express entre tout de suite dans le vif du sujet, sans laborieux préambule explicatif  : les scénaristes comptent sur les références communes qu’ils possèdent avec le spectateur pour que ce dernier soit rapidement immergé dans l’univers du film. Le cinéma de science-fiction des années 80 notamment est très prégnant. En quelques minutes, les bases sont posées : la vie sur Terre évoque Blade Runner (Ridley Scott, 1982), les robots sont les serviteurs des humains et sont soumis à des « directives » (l’équivalent des trois lois de la robotique d’Asimov), les gens ne font pas confiance aux machines et celles qui sont « déplombées » sont pourchassées et éliminées. Leur fabrication est aux mains de grandes entreprises hégémoniques, à l’image de celle de Royjacker, qui vit dans le luxe à Noctis. Certaines de ces thématiques, la vision pas vraiment joyeuse du futur et la caractérisation de quelques « vilains » évoquent donc forcément Total Recall (Paul Verhoeven, 1990) et Robocop (Paul Verhoeven, 1987), mais aussi Terminator (James Cameron, 1984) pour ce qui est des androïdes assassins façon T1000. Une multitude d’autres petites trouvailles contribuent également à rendre ce futur crédible : la communication par pensée entre les gens via une application, l’achat de temps de cerveau aux étudiants par les brainfarmers, les autoroutes entièrement automatisées… Un humour discret renforce cette crédibilité (les robots, une fois déplombés, ne pensent qu’à la bagatelle ou à se défoncer), parfois sous forme de gags récurrents (Carlos qui est « bugué » ou qui ne peut faire de mise à jour faute de mémoire). La bande originale, bien que discrète, n’est pas anodine non plus. Fred Avril et Philippe Montaye (autres transfuges de Lastman) ont composé une musique où des nappes à la Vangelis côtoient des parties électro plus rythmées et des bulles disco-pop, illustrant alternativement les séquences « spatiales » ou contemplatives et les moments d’action. De nombreuses choses sont laissées à l‘imagination du spectateur « initié » mais Mars Express propose un futur totalement plausible, sorte de synthèse réussie entre une SF littéraire classique et son pendant cinématographique plutôt dystopique. Pour les amateurs d’univers étendus, on peut trouver un peu plus de matière dans Mars Express TEM, roman préquelle de Cédric Degottex sorti en octobre 2023, qui se déroule quelques années avant les événements du long-métrage.

Dans ce monde à la fois original et familier se déroule une intrigue policière conventionnelle mais plus retorse qu’il n’y paraît, impliquant des personnages pas trop caricaturaux auxquels on ne peut que s’attacher (l’empathie glisse d’ailleurs de l’un à l’autre au fur et à mesure que l’histoire évolue), et des scènes d’action efficaces, à l’instar de celle, nerveuse à souhait à la façon d’un animé où Aline et Carlos s’introduisent chez Royjacker et font face à un organique de combat. La grande force de Mars Express toutefois réside dans sa façon de réutiliser des thèmes archi-usés pour développer quelque chose qui l’est beaucoup moins, dans sa dimension sociale et politique notamment : les robots représentent la minorité dont on se méfie, une minorité opprimée, exploitée par les Hommes, en phase d’être purement et simplement remplacée par d’autres esclaves cyborg. La notion même d’« humanité », avec ou sans majuscule, est ainsi mise à mal à l’image de Carlos, incapable d’essuyer les larmes qui coulent sur son visage holographique et qui finalement, libéré de tout conditionnement, choisit son destin en pleine connaissance de cause.

Coffret Blu-Ray du film Mars Express édité par Blaq Out et ESC.En bonus, l’entretien avec Jérémie Perrin et Laurent Sarfati apporte un éclairage, au travers du parcours et des goûts de chacun d’eux sur la genèse de Mars Express et les choix qui ont guidé les deux scénaristes comme celui, hautement symbolique, de dessiner les humains en 2D et d’avoir recours à la 3D pour les machines. On en apprend également un peu plus, entre autres, sur leurs méthodes de travail, les références cachées et les aspects non explicites de l’univers qu’ils ont créé. Le disque contient par ailleurs l’animatique, à savoir la maquette visuelle dans son intégralité basée sur le storyboard. L’édition limitée comprend un livret de 72 pages, des cartes postales, une affiche, et un second Blu-Ray. Celui-ci permet d’écouter l’intégralité de la musique du film et présente un journal de bord très consistant, sous forme d’une vingtaine de séquences de dix à quinze minutes environ. On y découvre tout le processus qui a mené à la sortie sur grand écran, depuis les discussions préliminaires entre Périn et Sarfati en mai 2018 jusqu’à l’épilogue où le metteur en scène parle ses futurs projets : peaufinage du scénario, fabrication du storyboard, réalisation du teaser, composition de la bande originale, enregistrement des doublages, premières projections, sortie à Cannes et à Annecy, etc. On croise toute l’équipe, producteur, directeur artistique, musiciens et toutes les petites mains qui animent, conçoivent les designs, les décors… On visite les différents studios (Paris, Lille, Strasbourg, La Réunion…), on suit Périn et ses collaborateurs dans leur vie quotidienne, entre travail intensif et petits instants de distractions. On assiste aussi aux galères (confinement, défections, recherche de financements…), aux moments de joie (la montée des marches à Cannes, la tournée promotionnelle, les réactions du public), aux petites déceptions (l’absence de prix à Annecy comme sur la Croisette). Cinq années de dur labeur sont ainsi condensées en quatre heures très riches et passionnantes.

Avec la sortie récente de Sky Dome 2123 (Tibor Bánóczki et Sarolta Szabó, 2024), l’animation de science-fiction pour adultes semble avoir le vent en poupe. Inutile pourtant de se bercer d’illusions : les préjugés dont est victime la SF à la française, la frilosité des investisseurs et l’absence de promotion efficace concourent à condamner ces courageuses initiatives à un public de niche, insuffisant pour rentabiliser les sommes engagées, du moins sur grand écran. Heureusement, certains éditeurs leur offrent une seconde vie (comme c’est le cas par exemple pour l’œuvre de René Laloux), leur permettant de toucher, peut-être, d’autres spectateurs.


A propos de Jean-Philippe Haas

Jean-Philippe est tombé dans le cinéma de genre à cause d’Eddy Mitchell et sa Dernière Séance, à une époque lointaine dont se souviennent peu d’humains. Les monstres en caoutchouc et les soucoupes volantes en plastique ont ainsi forgé ses goûts, enrichis au fil des ans par les vampires à la petite semaine, les héros mythologiques au corps huilé, les psychopathes tueurs de bimbos et les monstres préhistoriques qui détruisent le Japon. Son mauvais goût notoire lui fait également aimer le rock prog et la pizza à l’ananas. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/ris8C

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