Les Yeux de Laura Mars


Deux ans avant L’Empire contre-attaque (1980), Irvin Kershner s’est attelé à la réalisation d’un autre genre avec Les yeux de Laura Mars (1978). Ici, pas de Jedi, ni de vaisseaux spatiaux mais plutôt un thriller à la sauce fantastique à mi-chemin entre Dead Zone (David Cronenberg, 1983) et Pulsions (Brian de Palma, 1980). La plate-forme Shadowz nous permet de (re)découvrir ce téléfilm qui sous ses airs de déjà-vu, mérite que l’on s’y attarde pour sa mise en lumière des violences faites aux femmes, sujet majeur déjà présent il y a 40 ans…

Un éclat de verre se voit sur des yeux de femme dessinés sur une visage tout noir, visuel du film Les Yeux de Laura Mars.

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Image tronquée

Si ce film existe, c’est en grande partie grâce à John Carpenter. Après son premier long-métrage Dark Star (1974), le futur maître de l’horreur cherche à se faire une place dans l’industrie hollywoodienne et réussit à vendre un scénario – intitulé à l’origine Eyes – à la société de production Columbia. Mais les studios veulent confier la réalisation à quelqu’un de plus expérimenté pour mener à bien le projet. C’est donc à Irvin Kershner qu’est proposé de prendre les commandes de ce qui deviendra Les yeux de Laura Mars (1978). Mentor et professeur de Georges Lucas à l’USC (University of Southern California), Irvin doit sa renommée à l’un des meilleurs volet de la saga Star Wars, j’ai bien sûr nommé L’empire contre-attaque (1980) et au malheureux flop d’une suite d’un classique de Paul Verhoeven, sobrement intitulée Robocop 2 (1990). Une fois le scénario entre les mains des studios, le projet prend une autre tournure que la série B d’horreur initialement écrite et la Columbia impose un casting 3 étoiles. On y retrouve une Faye Dunaway au top de sa carrière, un Tommy Lee Jones en pleine percée et un Brad Dourif aussi fou qu’un aliéné tout droit sorti de Vol au-dessus d’un nid de coucou (Miloš Forman, 1975). En conséquence, le scénario subit de nombreuses modifications et le scénariste David Zelag Goodman – à qui l’on doit Les Chien de pailles (Sam Peckinpah, 1971) – s’occupe de la réécriture. C’est ainsi que le personnage de Laura Mars prend vie sous les traits d’une photographe consacrant son œuvre à dénoncer la violence du monde qui l’entoure. Considérées comme provocantes et choquantes, ses photographies sont loin de faire consensus dans le milieu artistique New-Yorkais des années 70. Mais un soir, Laura est éprise d’une étrange vision : elle assiste au meurtre de l’un de ses proches à travers le regard de l’assassin. Ce crime est pourtant bien réel, ses visions se succèdent et les meurtres de ses amis ont lieu simultanément sous son regard impuissant. Épaulée par l’inspecteur John Neville, Laura va tenter d’arrêter le tueur grâce à son don avant que celui-ci ne fasse d’autres victimes.

Plan du film Les Yeux de Laura Mars sur une main gantée qui tient un tournevis.

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Malgré un remaniement scénaristique, on ne peut s’empêcher de reconnaître la patte de Big John. Tous les jalons de ce qui deviendra son cinéma sont déjà posés ! On retrouve le fantastique comme moteur narratif, le personnage féminin puissant et surtout la confrontation avec un mal invisible dont on ne peut percevoir la vraie nature. Mais c’est dans la forme qu’Irvin Kershner nous emmène sur un autre terrain, oscillant entre différents styles de mise en scène pour mettre en avant l’aspect thriller de son histoire. Si les visions subjectives du tueur nous plongent directement dans l’univers du giallo – les mains gantées, le pic à glace, la photo de la future victime féminine, l’atmosphère et l’utilisation de sa caméra renvoient plutôt à celle de Brian De Palma. Ce qui fait toutefois la beauté d’un Dario Argento ou la tension constante d’un De Palma, c’est cette théâtralité relevant de l’alchimie, précisément là où Irvin peine à trouver cette subtilité indicible qui aurait pu en faire sa singularité, tant l’emprunt de figures de style vient à écraser sa propre mise en scène. Il en ressort une sorte de frustration quant à certaines séquences, pourtant bien amorcées, qui semblent alors comme bridées et auraient pu être poussées bien plus en profondeur.

Passée outre cette sensation, Les yeux de Laura Mars s’élève à un degré supérieur en soulevant de manière brillante son propos. La symbolique de l’image – comme en témoigne le générique d’introduction – et sa mise en abîme récurrente est omniprésente pour y révéler son sens. Les visions de Laura Mars sont des images de violence projetées à son insu mais c’est une violence bel et bien réelle pour le personnage qui ne sont pas issues d’une quelconque fiction visant à transformer ou reproduire la réalité. Le film nous questionne alors de savoir si toutes les images peuvent être montrées ? Ce moyen d’expression est-il à double tranchant ? Dans le contexte du New York des années 70-80, où le taux de criminalité était au plus haut – comme en témoigne Taxi Driver (Martin Scorsese, 1976) et les réalisations d’Abel Ferrara – les images de violences diffusées dans les médias suscitaient la peur, créant un climat de paranoïa ambiant. Paranoïa d’ailleurs inhérente au récit et prenant le profil d’un tueur pouvant être n’importe où et surtout n’importe qui. On notera encore une fois que cette notion renvoie à l’essence même de la représentation du mal chez John Carpenter. Mais Irvin Kershner ne s’en tient pas à cette seule et même question. Et c’est bien là que se situe la force du film, dans cette relation entre image et point de vue. Sous divers prismes, de la photo à la vidéo, du miroir à l’écran, l’image témoigne de sa toute puissance, d’un reflet d’une réalité, forcément tronquée. Car la manipulation des images est quelque chose qu’Irvin Kershner connaît : formé comme photographe, il a travaillé un temps pour l’USIA (United States Information Agency), une organisation chargée de promouvoir une image ”positive” de l’Amérique, notamment face à l’URSS durant la Guerre Froide. Or même si Laura Mars dénonce cette violence plutôt qu’elle ne l’instrumentalise, ne sommes-nous pas responsables de cette même dite violence par le simple biais de sa représentation ? C’est d’ailleurs à son insu qu’elle subira les violences qui en découlent.

Tommy Lee Jones en costume-cravate, les bras ballants se regarde, l'air impassible et dur, dans un miroir à trois verres ; le verre du milieu est brisé ; pan du film Les Yeux de Laura Mars.

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Et pourtant, c’est avec intelligence que le scénariste ne permet pas de moraliser les actes de son personnage, bien au contraire. Par le biais de son art, Laura Mars met en scène la femme forte, toute puissante, fière d’exposer son corps, toujours féminine, mais violente, mettant à mal les hommes dans des mises en scènes meurtrières. Cet aspect féministe est poussé à son paroxysme sous le prisme de la photo, de l’art, en miroir à l’extrême violence perpétrée par les meurtres du tueur visant uniquement les femmes de son entourage. Précisons que les deux seuls meurtres masculins auxquels nous assistons dans le récit ont lieu car le premier homme est déguisé en femme (travestissement d’une vision) et le second par rivalité masculine. Le scénariste instaure alors en lame de fond une véritable dénonciation des violences faites aux femmes. Ici le corps des femmes dérange, leur puissance choque, puisque son art est critiqué de part et d’autre, et pas seulement par ses homologues ou les journalistes. Il est la résultante d’un monde patriarcal dans lequel la femme est tenue responsable de la violence commise par les hommes sous couvert de provocation. Alors, oui Laura finit par tuer, mais par légitime défense. Quel autre choix avait-elle face à la violence d’un homme ? Si l’image est questionnée sur son influence sociétale, elle semble finalement remplir ici un rôle révélateur.

C’est dans le dernier acte du film qu’il pousse encore plus loin sa symbolique. Tout tourne autour de la représentation, de l’image que l’on se fait de quelqu’un et de notre propre image. L’image ment, l’image camoufle, l’image n’est pas à prendre au premier degré. Vivre dans une image tronquée peut conduire à la perte de repères, la perte du réel. Et quand bien même si le reveal apparaît comme trop énoncé par le biais d’un dialogue, il réitère sa compréhension par le simple fait d’une action puissante. Celle d’un geste détruisant le miroir, pour y révéler la véritable personnalité du tueur. Il brise alors le reflet, le mensonge, pour faire émerger la vérité : celle d’un homme face à ses frustrations qui ne peut répondre qu’avec violence « Si tu m’aimes, tue-le”. Comme si l’amour et la violence allaient de pair, inhérents à l’homme. Le fatalisme qu’il instaure alors ne peut que boucler la boucle, représentée par un arrêt sur image en noir et blanc, virant au négatif, à l’instar d’une photo piégeant l’image d’une femme face à la violence qu’elle subit. Si il y a des images qui vous marquent, celle-ci devrait remplir son rôle. Comme un pic à glace transperçant la rétine, troublant notre perception des choses mais de la meilleure façon qu’il soit. Il y a des films qui se doivent d’être vus au moins une fois et Les Yeux de Laura Mars (1978) en fait partie, tant pour son propos bien plus qu’actuel que pour ses différentes lectures. Puis la plate-forme Shadowz nous fait profiter d’un fichier de visionnage d’une superbe qualité, autant de points positifs pour nous faire voir le monde différemment, à travers le regard critique de Laura Mars.


A propos de Jean Stefanelli

Élevé dans une maison où l'on déguste des têtes de veaux sauce gribiche au doux son des bols tibétains, Jean a réussi à trouver son équilibre en matant 10 fois par semaine l'intégrale des contes de la crypte. Ses cheveux d'immigré italien se dressèrent sur sa tête le jour où il découvrit l'Enfer des Zombies de Fulci et c'est pourquoi aucune nouvelle histoire ne lui vient sans qu'il n'écoute Fabio Frizzi. Féru d'écriture et d'univers onirico-horrifiques, il réalise des films et emmerde son chef-op pour qu'il lui fasse une séquence à la De Palma dans Pulsions, mais bon, n'est pas Brian qui veut... Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/riEIs

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