Fais Pas Genre ! clôture son escapade au PIFFF 2023 avec Last Straw (Alan Scott Neal, 2023), un home invasion américain porté par l’actrice Jessica Belkin dans le rôle d’une jeune serveuse prise au piège par une bande de délinquants sadiques dans le restaurant où elle travaille. Extrêmement classique sur le papier, le film surprend par une caractérisation ambiguë de son héroïne et un twist narratif surprenant mais questionnable.
Pourquoi sont-ils méchants ?
Pour son premier long-métrage, le directeur de casting Alan Scott Neal choisit de s’appuyer sur les bases solides du home invasion. Logiquement, donc, les premières minutes du film posent les bases de l’action à venir tout en consolidant notre empathie pour le personnage de Nancy avec qui nous sommes sur le point de plonger dans une nuit infernale. Le personnage est symboliquement placé dans une impasse. Nancy travaille dans le diner de son père situé au milieu de nulle part. Le personnel, exclusivement masculin, ne la respecte pas. Sa voiture tombe en panne et pour couronner le tout, elle vient d’apprendre qu’elle est enceinte ! Pour autant, on ne peut s’empêcher de ressentir une forme d’agacement devant cette héroïne qui nous échappe. Les premiers plans peinent à cadrer son regard fuyant, son mépris et sa maladresse soulignent son immaturité et la musique semble forcer une mélancolie que le spectateur peine à partager. C’est donc une caractérisation dissonante qui ouvre Last Straw et dont on n’arrive pas à dire si elle est volontaire de la part du réalisateur. Puis l’empathie se renforce à mesure que la menace se précise. L’arrogance des collègues de son père, la bande de petites frappes locales qui commence à la terroriser une fois la nuit tombée et jusqu’au flic libidineux qui ne la prend pas au sérieux. On est prêt alors à recevoir la deuxième partie du récit, heure de vérité qui permettra de juger si Alan Scott Neal à la capacité de nous entraîner dans un maelström d’action et de violence en utilisant toutes les possibilités du lieu, par ailleurs plutôt bien cartographié jusqu’ici. Mais alors que le premier sang coule, l’histoire de Nancy s’arrête et on bascule de point de vue pour passer du côté des agresseurs. Le deuxième tiers consistera donc à revivre le premier, avec l’ambition de comprendre les motivations qui poussent ces figures masculines toxiques à faire du mal à Nancy.
Le changement de point de vue au cinéma popularisé par Rashomon (Akira Kurosawa, 1950) est un outil narratif à l’utilisation risquée. Si les conditions sont posées dès le départ, le spectateur peut s’en accommoder et se laisser prendre au jeu comme dans Le Dernier Duel (Ridley Scott, 2021). Quand il débarque comme un effet de surprise, c’est à double tranchant. Soit le basculement donne un coup de fouet à la narration, comme le revirement à mi-parcours de Gone Girl (David Fincher, 2014) soit, il l’alourdit par un effet de surplace façon Les Huit Salopards (Quentin Tarantino, 2015). Dans le cas de Last Straw, on se sent trahi et agacé. D’abord, parce qu’on quitte Nancy, qu’on avait appris à apprécier, pour des personnages bien moins caractérisés. Deuxièmement, parce que cette approche psychologisante des raisons qui poussent ces jeunes hommes à agir frôle la caricature. Et enfin troisièmement, parce qu’on nous prive d’un vrai home invasion pur et dur, soit le film qu’on nous avait promis au départ. Dans The Sacrifice Game (Jennifer Wexler, 2022) diffusé également au PIFFF cette année et que l’on commentait il y a quelques jours, on notait déjà cette tendance à la psychologisation des figures du mal, comme si le spectateur avait besoin d’éléments justificatifs pour croire aux récits parfois radicaux des films de genre. C’est oublier la capacité du spectateur à projeter ses propres lectures et jugements… Dans le cas de Last Straw, le thème de la masculinité toxique était déjà largement posé dans le premier tiers du long-métrage sans qu’il y ait besoin d’y consacrer trente minutes justificatives. Dans Assault On Precinct 13 (1976), chef-d’œuvre matriciel de John Carpenter, la menace invasive est volontairement laissée dans l’ombre, à peine caractérisée en introduction, ce qui n’empêche pas le film de posséder un propos politique extrêmement fort. Mais voilà, avec Assault On Precinct 13 (1976) Carpenter faisait avant tout un pur film d’action, jouant sur la maîtrise de l’espace et l’enchaînement logique des événements pour tenir le spectateur en tension. Sur ce point, Last Straw botte en touche, se réfugiant dans la psychologie pour ne pas à avoir à délivrer le spectacle attendu, alors que tous les ingrédients étaient là.
A la toute fin, on raccroche tout de même avec le personnage de Nancy, trop tard. On a même droit à une séquence qui prolonge un dialogue placé au tout début du film et qui complète de belle manière le portrait de la jeune femme. La scène est touchante et on se demande alors pourquoi ce passage arrive si tard alors qu’il nous aurait permis de bien mieux adhérer au personnage, et ce, dès le départ ! On ne peut s’empêcher de lire dans ces choix narratifs une peur de la linéarité, largement popularisée par le cinéma de Nolan, qui pousse au morcellement du récit par peur d’ennuyer le spectateur, quitte à le laisser complètement sur le carreau.