Après tout, pourquoi est-ce qu’un festival de films de genres devrait se contenter de programmer des productions sombres, gores ou horrifiques ? Le trio infernal du Grindhouse Paradise nous a révélé son côté romantique en proposant Strawberry Mansion (Kentucker Audley et Albert Birney, 2022), pépite rose et sucrée au gout de barbe à papa, qui fond dans la bouche. Attention cependant aux risques de carries car la réalité, souvent cruelle, finit par parasiter le rêve.
Sweet Dream
On l’a constaté à travers une filmographie foisonnante, l’univers onirique a cela de facile qu’il peut se permettre toutes les extravagances, parfois très sombres pour dénoncer des réalités inhumaines comme dans L’Echelle de Jacob (Adrien Lyne, 1990), parfois plus métaphysiques pour flouter la frontière entre rêve et réalité comme dans Inception (Christopher Nolan, 2010) ou parfois même complètement psychédéliques comme dans Alice au pays des Merveilles (Clyde Geronimi & Wilfred Jackson, 1951). Le rêve peut revêtir différentes obsessions et porter une critique parfois acerbe de la société. Les réalisateurs de Strawberry Mansion (Kentucker Audley et Albert Birney, 2022), visiblement inspirés par ces univers disparates utilisent, eux, ce dispositif pour blâmer la société de consommation. Dès la première scène, il est facile de déceler une critique anticapitaliste virulente. Le personnage principal, enfermé dans une pièce rose bonbon, reçoit la visite inopportune d’un ami qui lui apporte…Du poulet frit. Jusque-là, le propos n’est pas si loufoque car le spectateur comprend vite qu’il se trouve dans le rêve du protagoniste, James Preble. Le rêve commence à prendre une tournure plus « commerciale » au moment où cet ami se comporte en vendeur de téléachat, vantant les délices de cet irrésistible produit, exhibant le sceau de poulet aux yeux de James. Affamé par ce songe, au réveil James se rend au fast food, absolument pas conscient de ce placement de produit onirique, contrairement au spectateur qui comprend que malgré cette image douce et ce grain vintage, une réalité bien plus sombre et lucrative transparait nettement : nous sommes dans un futur proche où les rêves sont taxés, et où James est justement une espèce de contrôleur fiscal onirique. Lorsqu’il se rend par la suite chez Arabella Isadora, une artiste farfelue accusée d’avoir abusé du fisc, elle l’invite à s’installer chez elle le temps de son contrôle, le nombre de rêves à visionner étant important. En fréquentant cette charmante vieille dame, il va découvrir petit à petit les rouages insidieux du système cherchant à infiltrer notre inconscient et tout faire pour y remédier avec l’aide du bouclier anti-publicités d’Arabella.
Si le plus gros de Strawberry Mansion se déroule dans l’espace onirique enregistré sur les cassettes VHS de Arabella, une petite partie est réservé à la visite de sa réconfortante maison. Difficile de discerner les deux espaces tant les rêves sont à l’image du foyer de l’habitante, duveteux et colorés. Dès le début, en apercevant ce manoir couleur fraise se détacher du ciel bleu, le spectateur lui-même se demande s’il n’est pas encore dans un rêve de James Preble. Le doute est toujours permis lorsque Arabella invite le contrôleur à rentrer chez elle uniquement s’il goutte le cornet qu’elle lui tend. Ce dernier, bien que perplexe s’exécutera et cette glace à la fraise, symbole ultime de l’enfance et par-delà même de l’innocence, revêt une importance capitale au point de faire partie du titre du film : elle devient le billet d’entrée pour pénétrer dans le monde farfelu de l’excentrique poétesse. A partir de ce geste à la fois anodin et pourtant complètement absurde, à l’image même de ce qui peut se passer dans les rêves, le spectateur comprend qu’il pénètre lui aussi dans un autre univers et qu’il peut s’attendre à tout. Nous ballotant dans différents endroits, sur terre ou sur mer, ce rêve s’étire sur la longueur. Il faut préciser que le film a mis douze années à se faire dans la réalité, ce qui ne se ressent absolument pas à l’image, toujours égale avec des acteurs qui ne semblent pas vieillir – seraient ils eux-mêmes restés coincés dans cet univers onirique ? Au même titre probablement que les réalisateurs, le spectateur semble lui vivre mille péripéties alors que le temps se serait presque figé dans la réalité. Ces capsules enregistrées sur les cassettes sont alors l’occasion de constater les prouesses techniques qui défilent à l’écran. Ne disposant pas d’un budget faramineux, les auteurs ont bien été obligés de faire preuve d’imagination pour illustrer ces rêves. Les effets spéciaux, créés de façon artisanale, parviennent pourtant à nous faire croire à cet univers, à ces souris matelots, au grand méchant loup ou à la créature cauchemardesque qui retient la jeune Arabella. Ce ne sont que des acteurs dans des costumes, comme les premiers Godzilla ou des incrustations comme dans Le Voyage dans la Lune (Georges Méliès, 1902) mais pourtant, on y croit à fond. Ces effets bruts, naïfs, ont pour double effet de posséder cet aspect à la fois palpable et complètement surréaliste que peuvent avoir les rêves et de dissimuler le budget moindre du long métrage.
En quête de cette Arabella qu’il a connue dans la réalité mais dont il est tombé amoureux dans ses rêves, James Preble, simple contrôleur fiscal va devenir un véritable héros de conte. Cette histoire d’amour chimérique et construite hors de la réalité nous rappelle forcément un autre film qui se situe lui aussi dans l’espace-temps de l’imagination, Eternal Sunshine of the Spotless Mind (Michel Gondry, 2004) où deux anciens amoureux se remémorent leurs souvenirs ensemble, entre douleur et moments de joie. Si l’univers onirique, fait de bric et de broc rapproche les deux longs-métrages, il en est de même pour le thème central de l’histoire, celui de l’amour platonique et tellement fantasmé qu’il en devient impossible. Une douce mélancolie parcourt les rêves de ces deux couples, tiraillés entre cette envie de se laisser porter par cet amour et la réalité. C’est beau, mais l’amour peut-il survire une fois le rêve terminé ? Le cœur est-il suffisamment bien accroché pour continuer à aimer sa moitié loin d’une île paradisiaque, soumis à un quotidien morne et triste ? De cette réalité intransigeante, il va forcément en être question à un moment ou à un autre. Elle s’immiscera la plupart du temps dans les rêves de James, notamment avec l’arrivée de Peter Bloom, fils d’Arabella, publicitaire véreux et assoiffé d’argent, symbole détestable et ultime du capitalisme. Cette réalité disposera de ses propres codes et images, clairement différents de ceux de l’espace onirique. Etouffante, lugubre, pleine d’objets anguleux et de dangers, elle s’oppose aux vastes paysages bucoliques baignés d’une lumière douce éclairant des formes rondes et rassurantes. Une sensation de liberté inouïe transpire à chaque plan, et si le personnage vit des aventures dignes de l’imagination d’un enfant inventant des histoires rocambolesques avec ses jouets, jamais nous ne le sentons en danger lorsqu’il rêve. Les seuls moments où le spectateur tremble pour lui se situent à la lisière du rêve et du cauchemar quand la réalité commence à s’introduire dans l’inconscient de James par des sensations désagréables : s’imposant à l’écran sans y préparer le spectateur, elles laisseront des plans si déplaisants au milieu de cet univers vaporeux qu’ils resteront gravés sur la rétine… Par ce procédé, Strawberry Mansion nous somme de nous réveiller et d’agir car ce n’est pas en restant les yeux fermés sur le monde que les choses vont changer. C’est cette liberté, cette imagination sans bornes que seuls les rêves peuvent apporter que les réalisateurs veulent célébrer, protéger. Ce souhait peut sembler naïf et complètement utopique de nos jours mais ce premier degré et cette absence de cynisme qui émaillent tout le long-métrage rendent la chose si belle qu’elle en devient presque possible : à la fin du générique, le spectateur n’est lui-même pas certain d’être totalement sorti de ce rêve cotonneux. Restons encore un peu dans la salle de projection pour profiter de cet entre-deux où la réalité n’est pas encore là mais où le rêve n’a pas totalement disparu. Peut-être le meilleur moment de la journée…