Depuis plusieurs années, alors qu’il continue une œuvre de plus en plus expérimentale, solitaire et passionnante, Abel Ferrara connaît une mise en lumière de ses œuvres du passé, dans des ressorties en salles ou en blu-ray de ses plus grands films. Après L’Ange de la vengeance (1981), New York, 2h du matin (1984) chez ESC, c’est Carlotta qui nous gratifie d’une remarquable édition blu-ray collector de son travail le plus célèbre, avec Bad Lieutenant (1992), The King of New York (1990). L’occasion de revenir sur ce classique qui n’a rien perdu de sa noirceur et de sa puissance formelle.
Outrance sacrée
Il y a de quoi être surpris de la réputation plus qu’élogieuse dont jouït aujourd’hui The King of New York, comme Bad Lieutenant par ailleurs, et ce pour plusieurs raisons. D’abord, au regard de l’accueil des derniers essais de Ferrara – qui sont souvent conspués voire ignorés, si ce n’est par une certaine critique (beaucoup de ces films figurent dans les tops annuels des Cahiers du cinéma par exemple) – ensuite parce que ces productions, à chaque fois qu’on s’y re-penche, paraissent bien moins aimables que leur réputation le laisserait entendre. Ce sont des films lourds, ne cachant leur épaisseur, leur imagerie religieuse appuyée – plus encore dans Bad Lieutenant que dans celui-ci – mais aussi leurs ruptures de tons et de goûts les plus déconcertantes. Enfin, et c’est cette fois particulièrement le cas de The King of New York, ces longs-métrages reposent également sur des trames très classiques de série B, des oppositions binaires, des enjeux de rédemption qui ne sont pas, dirons-nous, de la plus grande finesse. Pourtant, comme souvent chez Ferrara, et dans ce film tout particulièrement, se loge une beauté noire presque sans équivalence, une puissance formelle et une étrangeté constante qui lui font largement mériter cette réputation, et dont on peut particulièrement jubiler dans cette magnifique édition signée Carlotta.
Ce qui est raconté ici est donc très simple : un ancien baron de la drogue sort de prison, éliminant tous ses rivaux très rapidement pour retrouver sa place. Seulement, ce « king » de la ville n’est pas que ce gangster sanguinaire. Il se veut également fortune altruiste et rêve de construire un grand hôpital dans la ville. Cette posture toute puissante exaspérera la police locale et certains de ses rivaux, jusqu’à son élimination programmée. On retrouve donc chez ce personnage les conflits qui animent tous les films de Ferrara et qui sont, au fond, ceux du christianisme. L’ange, la bête, le bien, le mal : Ferrara ne fait pas dans la nuance, ou disons plutôt dans une nuance grossière, cherchant toujours à voir la grande beauté dans la pire laideur, la sainteté dans l’ultra violence. Il y aurait tout pour trouver ça particulièrement insupportable d’autant plus qu’il ne fait jamais dans la demi-mesure mais plutôt dans un goût de l’outrance particulièrement assumé. On passe dans The King of New York de grands morceaux classiques (Vivaldi ouvre le film), à des citations hip-hop qui contrastent volontairement (le rap Schooly D. qui rythme les soirées) ; de sublimes tableaux nés de la photographie à tomber par terre de beauté de Bojan Bozelli à des numéros de danse jamais loin du grotesque d’un Christopher Walken plus possédé que jamais ; de regards fins et habités sur la vie nocturne et transgressive new-yorkaise à des personnages antagonistes caricaturaux. Ferrara ne craint pas de mêler les contraires et encore moins de la grandiloquence. C’est ce qui fait toute la singularité et toute la puissance inaltérée de ce film qui, bien qu’il soit marqué par son temps – l’omniprésence de bleu évoque certains grands longs-métrages des années 80, Manhunter (Michael Mann, 1986) ou même Terminator (James Cameron, 1984) – n’a pas pris une ride.
C’est sans doute ce goût du contraste, cette violence de la narration mais aussi des obsessions du cinéaste, qui font que le film résiste totalement à sa réputation de chef-d’œuvre moderne du film noir. Il y a quelque chose de beaucoup plus impur dans l’inspiration qui le dirige, et si elle ne va pas aussi loin dans sa pulsion vengeresse que des essais comme L’Ange de la Vengeance, elle frappe par sa violence et sa radicalité. Ces deux caractéristiques trouvent leur plus parfaite incarnation en Christopher Walken, trouvant ici l’un de ses rôles les plus marquants. Livrant une hallucinant prestation corporelle, et révélant toute sa présence vénéneuse dans des regards inoubliables, il est génial à chaque instant. Si son personnage ne trouve aucun salut – il n’y aura pas d’hôpital, et finalement rien d’autre qu’une mort piteuse – cette figure a accédé au succès (c’est l’un des plus grands succès en salle de Ferrara) et à la postérité, sans doute en grande partie grâce au charme de son comédien principal. Ce n’est pas dans le déploiement de ses obsessions chrétiennes ou New Age (plus tard dans sa filmographie) qu’Abel Ferrara passionne le plus, et peut-être pourrions-nous émettre l’hypothèse que le cinéaste n’est jamais si grand que quand il trouve, d’abord et avant tout, le moyen d’incarner ces obsessions un peu indigentes dans un corps complexe et passionnant. Autrement dit, quand sa matière accouche aussi d’un documentaire sur sa comédienne ou son comédien principal : c’est donc le cas ici avec Walken, comme ce le fut avec Zoë Lund dans L’Ange de la Vengeance, et ce le sera plus tard avec Willem Dafoe dans ses derniers essais, ou encore exemplairement, et de la manière la plus radicale de toute sa carrière, avec Gérard Depardieu dans le détesté, et pourtant passionnant à revoir et réévaluer, Welcome to New York (2014).
The King of New York est, rassurons les sceptiques, beaucoup moins radical que ce dernier-cité, mais il est bien cette œuvre furieuse et sublime – dont les nuits sont inoubliables, et les scènes sous la pluie sont peut-être les plus belles qui soient – trouve dans l’édition de Carlotta le plus bel écrin. La beauté froide de l’image est rendue dans toute sa complexité, ainsi que sa palette de couleur dynamique et saturée, grâce à une très belle restauration. Il en va de même pour le son, dont le mixage 5.1 est remarquable. Les bonus ne sont pas très nombreux, mais de qualité. Je retiendrai en particulier l’entretien mené par Nicole Brenez avec le cinéaste, qu’il est toujours touchant et beau d’écouter. Notons que nous avons testé la sortie Blu-ray mais que cette édition existe également dans un coffret 4K UHD. Celui-ci n’offre pour autant pas de bonus supplémentaires, ce que pourront regretter ceux et celles ayant eu entre les mains l’édition d’Arrow qui en comportait bien plus. Pas de quoi bouder son plaisir pour autant : cette édition rend l’hommage qu’il faut à cette pièce maîtresse du cinéma des années américains des années 90.