Coutumier du festival du film Grolandais ou FIFIGROT, qui avait déjà programmé ses courts-métrages et son premier film Apnée (2016), le cinéaste Jean-Christophe Meurisse revient avec sa dernière réalisation au titre évocateur, Oranges sanguines (2021) qui, s’il n’a pas manqué de diviser les spectateurs, a convaincu la terrible inquisitrice de la Présipauté, Sylvie Pialat, invitée d’honneur du festival, qui lui a décerné l’Amphore d’or.
Mais pourquoi est-il aussi méchant ?
L’humour noir et acerbe du fondateur de la troupe des Chiens de Navarre se reconnait dès la première scène, lors de la délibération du jury d’un petit concours de rock local afin de sélectionner les danseurs finalistes. Se persuadant d’être investis d’une grande mission, chacun y va de son flamboyant plaidoyer pour tenter de sauver la bienséance et valoriser l’égalité entre les hommes. La discrimination positive est tournée en ridicule et les confrontations autour d’un sujet à la base si futile deviennent stériles face à l’autocensure dont fait preuve chacun. Le ton est donné, le réalisateur va se faire un malin plaisir durant tout Oranges Sanguines à rire de tous les petits travers de l’espèce humaine et à pointer du doigt ce nouvel ordre contemporain qui tend à imposer une pensée unique. Le récit fait se succéder des rencontres avec des personnages qui sont tous rangés dans des petites cases, dont ils ne tenteront jamais de sortir à la fois pour ne pas parasiter l’espace de l’autre mais aussi pour rester inclus dans la société, en tout cas dans leur propre vision de la société.
A l’image, tout épouse ce constat : la composition est comme quadrillée, chaque acteur étant minutieusement positionné dans son cadre, la plupart du temps opposé à celui en face ou à côté de lui, comme si un mur invisible les séparait. Cette division s’illustre parfois concrètement par la curieuse utilisation du slipt screen. Ces scénettes sont toutes bien définies comme différentes les unes des autres, pour mieux marquer le décalage moral et émotionnel entre des protagonistes partagant pourtant le même espace physique, voire la même famille, mais qui s’avèrent incapables de communiquer les uns avec les autres. Outre cet aspect purement centré sur la psychologie des personnages, le cinéaste cynique ne va pas manquer d’aborder des sujets plus larges tels que la bourgeoisie, la politique, l’argent et les intellectuels en carton. Les dialogues sont fins et le spectateur ne peut s’empêcher de rire en constatant qu’il connait au moins une personne autour de lui qui lui fait penser à cet homme politique-ci, cet avocat véreux-là, ou cette gynécologue cinglée jouée à la perfection par Blanche Gardin. En plus de l’insolente comique, le casting est rempli de visages bien connus du cinéma français – Denis Podalydes, Vincent Dedienne, etc. Jean-Christophe Meurisse complète ce casting trois étoiles avec certains comédiens de sa troupe de théâtre, créant une disparité de jeux d’acteurs qui réussit le pari d’être néanmoins assorti. Presque tous gardent leur véritable prénom, ancrant d’autant plus Oranges Sanguines dans une réalité tangible et rendant chaque participation d’acteur unique, irremplaçable. Cette première partie qui se présente sous l’aspect d’un film choral va vite finir par dégénérer, le quotidien de tous ces personnages finissant par s’entrecroiser pour le meilleur… Mais surtout pour le pire.
Parce que c’est ce qui fait toute l’acidité de cette orange : lorsqu’un détraqué sexuel kidnappe Stéphane Lemarchand, l’homme politique véreux et adultère, pour lui faire subir les pires outrages, le spectateur applaudit. Il est normal que le citoyen lambda se fasse justice lui-même, il nous l’a mise bien profond, il mérite que ce soit le cas à son tour. Mais lorsque ce même maniaque s’attaque à la pureté même, l’adolescente Louise, l’attitude n’est pas la même et le malaise dans la salle est palpable. Il n’y a donc pas de justice ? Le mal frapperait-il au hasard ? Cet antagoniste sans passif, sans morale, seul être exubérant au milieu de tout ce conformisme est le mal a l’état pur. Le public trahi se tait et ne sait pas s’il faut continuer de rire de la situation. La rupture de ton est brutale, le cinéaste renverse tous les codes qu’il avait si bien établis dans la première partie du récit pour rendre les faits encore plus choquants et par la même occasion, plus réels. Parce que la vraie vie, ce n’est pas comme dans un film. Ou plutôt, c’est la plupart du temps une succession de genres : cela ressemble d’abord à une comédie romantique, puis, d’un coup cela vrille au drame voir à l’horreur. Toutes les bonnes, ainsi que les mauvaises surprises, ne sont pas à bannir et elles peuvent survenir aussi abruptement l’une que l’autre. Et comme dans la vraie vie, le réalisateur nous fait bien comprendre qu’il ne faut pas attendre une intervention divine pour s’en sortir. « Sauvez-vous vous-même, personne ne viendra vous sauver » clame Alexandre, avocat prétentieux et carriériste mais repentant à la fin du long-métrage.
On comptait tous sur cet ex machina qui viendrait épargner de la ruine le couple de personnes âgées. Sauf qu’il n’existe pas, le déroulement d’une vie dépendant la plupart du temps des décisions des autres, aussi insignifiantes soient-elles. Cette vision très fataliste peut sembler sans espoir, mais ne pas arrêter le combat est primordial. Certains méchants seront condamnés, d’autres âmes pures seront sauvées. Et l’amour survit toujours – pour preuve avec le dernier baiser de ce couple de retraités, copie conforme du tableau Les amants de René Magritte. Pour vivre heureux, vivons cachés mais surtout aimons-nous les yeux fermés, au point de plus avoir de secrets l’un pour l’autre, au point de savoir où se situent les lèvres de l’être aimé, même à travers un sac plastique. Malgré toutes les petites mesquineries humaines, malgré toutes les épreuves, la vie vaut la peine d’être vécue quand on la vit sincèrement, à travers ses émotions. Finalement, le meilleur résumé du film et de son histoire s’incarne dans ses ultimes images. La vie peut être belle mais parfois elle fait quand même sacrément mal aux fesses.