Après Time and tide (2000) de Tsui Hark, Made in Hong-Kong (1997) de Fruit Chan, le distributeur Carlotta Films continue son exploration du cinéma de Hong-Kong avec Judo (2004), du très prolifique Johnnie To. Enfilez votre judogi, attachez votre ceinture et c’est parti pour les duels d’arts martiaux dans les ruelles illuminées du port parfumé.
The Grandmaster
Avant d’en venir au tatami, évoquons le cas Johnnie To. Le cinéaste débute à la télévision dans les années 1970, à l’instar des porte-étendards de la Nouvelle Vague hongkongaise que sont Tsui Hark ou Ringo Lam. Après une première expérience infructueuse au cinéma en 1980 avec The Enigmatic case, il repart un temps à la télévision avant de finalement revenir aux affaires sur grand écran à la fin des années 1980. Durant cette période, il enchaîne les films, jusqu’à deux ou trois par an. Cette profusion de réalisations s’adjoint d’une profusion d’essais, puisque To s’exerce dans tous les genres : comédie, polar, fantastique, etc. J’en profite pour recommander le dyptique délirant Heroic trio et Executioners (1995), soit deux films de super-héroïnes décomplexées (pléonasme pour parler du cinéma HK) avec les supers-stars de Hong-Kong Anita Mui, Michelle Yeoh et Maggie Cheung – à ce propos, c’est en voyant le premier cité que le cinéaste fictif René Vidal (incarné par Jean-Pierre Léaud) du film Irma Vep (1996) d’Olivier Assayas a l’idée de faire venir Maggie Cheung en France pour qu’elle incarne l’héroïne d’une nouvelle version des Vampires de Feuillade… Digression terminée, revenons à Johnnie To et à son explosion à la fin des années 1990 avec The Mission (1999), considéré comme le renouveau du polar post-rétrocession, revitalisant les heroic bloodshed typiques de Hong-Kong – polars reprenant les codes et les valeurs morales des films de chevalerie des années 1970. Ce succès coïncide avec la migration des talents vers les Etats-Unis (Tsui Hark, John Woo, Ringo Lam). Contrairement à ses camarades de jeu, Johnnie To a lui décidé de rester à Hong-Kong. Il va même plus loin, car il lance sa boîte de production un an avant la rétrocession, Milkyway Image. Le succès est fulgurant, sur la scène domestique comme à l’internationale, notamment dans les festivals de catégorie A où il est régulièrement présent (Venise, Berlin, Cannes). Il devient LE symbole du polar HK des années 2000.
Malgré cette reconnaissance, certains ne voient en lui qu’un cinéaste cynique et opportuniste, surfant sur les modes et dont les choix visuels découlent plus d’une volonté économique qu’artistique. Cette ambiguïté est étayée par le journaliste et cinéaste Yannick Dahan dans les bonus du Blu-ray du sympathique polar A Hero never dies (1998) que vient d’éditer Spectrum Films. De mon côté, je préfère regarder sa filmographie comme un entre-deux, avec des travaux pour le marché comme des comédies romantiques du Nouvel An et des films plus personnels, comme celui avec lequel je suis entrée dans l’univers du cinéaste, Running out of time (1999). Chassé-croisé entre un policier et un voleur, touchant par sa légèreté et sa liberté dans le traitement de ses personnages. Cela tombe bien, ce sont aussi les ingrédients de Judo. Nous y suivons le quotidien rempli d’alcool et de jeux de l’apathique Bo Sze-to (Louis Koo), ancien champion de judo. Sa rencontre avec la jeunesse hongkongaise incarnée par les personnages de Tony (Aaron Kwok) et de Mona (Cherrie Ying) lui redonne goût à la vie et à son sport… Hommage au premier film d’Akira Kurosawa, La légende du grand judo (1943), le Judo de Johnnie To prend le contre-pied de la relation maître-élève dépeinte par le cinéaste des Sept samouraïs (1954). Ici, c’est la volonté de Tony qui réveillera le personnage de Sze-to. Comme un symbole du Hong-Kong post-rétrocession encore abattu, Sze-to a besoin d’une jeunesse pugnace et volontaire pour sortir de cette mort cérébrale. Le parcours vers cette nouvelle vie pour le protagoniste principal s’effectue au travers de multiples tribulations dans un Hong-Kong interlope, nocturne et surtout magnifié par l’esthétique contrôlée et léchée de Johnnie To.
Le cinéaste possède une esthétique maîtrisée, travaillant avant tout à l’iconisation des séquences d’action. En atteste cette sublime scène durant laquelle plusieurs judokas s’affrontent à la sortie d’un bar. Un seul en ressort indemne, Lee Ah-kong (Tony Leung Ka-fai), ancien rival de notre anti-héros. Il quitte la ruelle dans un plan large, ne laissant se dessiner que sa silhouette et les corps jonchés de ses victimes derrière lui (cette image marquante sert d’ailleurs de jaquette au Blu-Ray édité par Carlotta). On reconnaît là le style des productions Milkyway : les séquences d’action se concentrent davantage sur la mise en place de celles-ci ainsi que sur leurs conséquences (la sortie de champ de Lee Ah-kong par exemple) que sur le cœur de l’action en lui-même. Une posture qui pourra décontenancer les amateurs des films de la Film Workshop de Tsui Hark que l’on sait nombreux chez nos lecteurs (lire notre dossier Tsui Hark, cinéaste en mouvement). En effet, ici, la fougue, la décomplexification, la spontanéité, laissent place à une froideur cartésienne, à une action contrôlée, à un jeu d’acteur plus intériorisé et à un certain immobilisme des corps. Le cadavre exquis qu’est Triangle (2007) de Tsui Hark, Ringo Lam et Johnnie To illustre parfaitement cette différence. L’énergie du long-métrage dans ses deux premières parties est abandonnée dans sa dernière lorsque Johnnie To reprend la caméra. C’est un joueur d’échec, ce qui l’intéresse, c’est le placement des pions, pas de gagner la partie. L’une des meilleures séquences de Judo est une quadruple scène de rencontres : dans un bar, quatre tablées – l’ancien maître de Bo Sze-to, son patron et un mafieux arnaqué par lui-même ainsi que l’impresario de Mona – veulent discuter avec chacun des trois protagonistes principaux. Les tables sont placées en carré avec une grande promiscuité. Étant en nombre impair, les héros vont donc naviguer entre plusieurs tables (surtout Bo Sze-to) pour respecter les attentes de chacun. Nous sentons que mettre en place ce dispositif burlesque lui plaît plus que son exécution (comme il agencera sa comédie musicale de bureau Office). Finalement, la scène est plaisante, mais confuse, ce qu’il admet d’ailleurs dans les bonus du film… C’est pour les raisons évoquées que nous pouvons dire que Johnnie To fut le renouveau du cinéma de HK, car il a offert une autre proposition, se rapprochant plus des standards de goût d’un public occidental, en particulier en France. Un succès qui est logique pour Johnnie To, lui l’amateur, l’héritier de l’action froide et brutale du Samouraï (1967) de Jean-Pierre Melville.
Un dernier mot avant de vous laisser sous les néons hongkongais, consacré à l’art martial qui donne le titre au film de Johnnie To : le judo ! D’un point de vue scénique, il est traité de manière réaliste, ici, pas de combats câblés. Johnnie To cherche une certaine véracité sur la technique des judokas. Lorsqu’un personnage effectue un mouvement impressionnant, il le met en valeur par un effet visuel, comme le ralenti dans le premier combat de Tony, plus que par un enchaînement de coups surréalistes de son acteur. D’un point de vue moral, le judo permet par ailleurs de reconnecter les hongkongais entre eux. Il réunit les générations – comme c’est le cas entre Tony et Bo Sze-to. Il permet aussi et surtout à ce dernier de renouer ses liens d’amitié à travers les combats qu’il effectue avec d’anciennes connaissances perdues de vue suite à ses problèmes d’addictions… Il faut savoir que Hong-Kong a été une terre d’accueil pour les arts martiaux. L’exil de différents maîtres du Kung-fu lors de la Révolution Culturelle est montré par Wong Kar-wai dans le magnifique – et sous-estimé peut-être – The Grandmaster (2013). Le pouvoir communiste ne voyait effectivement pas d’un très bon œil les cultures martiales et Hong-Kong a aussi accueilli d’autres arts martiaux provenant des quatre coins du monde, permettant un véritable syncrétisme martial. Johnnie To, au moment de la réalisation de Judo, regrette justement la fermeture d’un grand nombre de dojos de judo, coïncidant avec la perte d’identité d’un certain Hong-Kong. Ce n’est sûrement pas un hasard si la scène qui clôt le long-métrage voit Bo Sze-to distribuant des tracts pour promouvoir son dojo devant une agence ouverte après 1997 de la Banque de Chine…
Toute la richesse thématique du film se voit sublimée par l’écrin, tout aussi riche, que lui offre Carlotta. De son fourreau joliment ouvragé à la qualité du master proposé (une restauration 4K), absolument tout dans cette édition rend la découverte (ou la redécouverte) de Judo agréable. Les plus curieux et avides de prolonger l’expérience le pourront grâce à un entretien passionnant avec l’auteur (40min) et une plongée d’une dizaine de minutes sur le tournage du long-métrage.