[Entretien] Nathalie Bittinger, dictionnaire des cinémas chinois


De Bruce Lee à l’Opéra de Pékin en passant par 2046 (Wong Kar-wai, 2004), le Dictionnaire des cinémas chinois relève le défi titanesque d’explorer les cinémas chinois, hongkongais et taïwanais. Rigoureux et accessible, l’ouvrage propose aussi bien des biographies que des analyses d’œuvres mais aussi des entrées thématiques ou historiques. L’occasion pour nous de nous entretenir avec Nathalie Bittinger, directrice du dictionnaire, pour examiner les liens entre la Chine et le cinéma de genre(s).

Made in China

Dans votre Dictionnaire des cinémas chinois, vous insistez bien sur « les cinémas » au pluriel, vous explorez à la fois les cinémas chinois, taïwanais et hongkongais. Pourquoi avoir choisi de rassembler ces trois pays ?

Le pluriel est nécessaire, pour des raisons politiques et artistiques. Comme on a pu le voir l’année dernière, les manifestations et les affrontements politiques entre Hong Kong et la Chine témoignent d’une histoire géopolitique complexe. Il faut les prendre ensemble parce que ces trois cinémas ont un fond culturel, philosophique et artistique commun. Ils partagent des philosophies, comme le confucianisme, le taoïsme ou le bouddhisme, et des arts traditionnels : peinture, littérature, calligraphie, opéra de Pékin. Mais l’Histoire les a séparés. Après la Seconde guerre de l’opium (1865-1860, ndlr), Hong Kong est devenu une colonie britannique capitaliste. Les traités prévoyaient que l’île revienne à la Chine en 1997, provoquant une angoisse qui a imprégné la Nouvelle Vague hongkongaise des années 80, aussi créative que chaotique. Pour Taïwan, suite à la guerre civile entre les communistes et les nationalistes, Mao Zedong fonde la République populaire de Chine sur le continent en 1949, et les nationalistes se réfugient à Taïwan. Pour la Chine continentale, Taïwan – qui se considère de son côté comme un État indépendant – est une province rebelle. Le cinéma s’est fait l’écho de ces tensions. Il n’empêche que les liens esthétiques qui les unissent sont puissants, à travers des styles, des genres – comme le cinéma d’arts martiaux – qui transcendent les frontières, sans parler des réalisateurs, acteurs et techniciens qui n’ont pas cessé de naviguer d’un espace à l’autre, ou de fuir les troubles historiques – guerre civile, Révolution culturelle… – en s’exilant à Hong Kong ou à Taïwan.

Tony Leung face à Maggie Cheung, adossée à un mur jauni par la lumière factice de la ville de nuit, scène du film In the mood for love pour notre entretien avec Nathalie Bittinger.

         “In the Mood for Love” de Wong Kar Wai / © Tous droits réservés

En lien avec cette triple histoire, en parcourant le dictionnaire, on remarque la grande versatilité et la diversité des filmographies chinoises, à la fois en termes de genres, de cinéastes, de sujets traités. Comment expliquer cette effervescence ?

Premièrement, les cinémas chinois ont longtemps été quasi invisibles en France. La mobilisation de critiques passionnés a permis au public français de les découvrir au compte-gouttes. Il y a eu un engouement cinéphile pour le cinéma de genre hongkongais dans les années 90. Puis la découverte d’une veine plus « auteuriste » par le biais des festivals : Zhang Yimou puis Jia Zhangke, Hou Hsiao-hsien et Tsai Ming-liang, pas toujours connus du grand public. A l’exception notable de l’ovni Wong Kar-wai avec le succès international d’In the Mood for Love (2000). D’emblée, on le voit, il y a une parcellisation des publics, qui correspond à la multiplicité des films venus de Chine, de Hong Kong et de Taïwan, avec un clivage toujours prégnant entre cinéma de genre et cinéma d’auteur. Ensuite, il y a une longue histoire des cinémas chinois, à l’instar des autres pays. Ça fait déjà plus de 120 ans à parcourir, avec des évolutions du classicisme à la modernité, des mises en scène contemporaines… Deuxièmement, le cinématographe est une importation occidentale, amenée en Chine pendant la colonisation de l’Asie par l’Occident. D’emblée, les Chinois vont s’inspirer du cinéma occidental et faire des remakes de films hollywoodiens, et en même temps donner une coloration tout à fait singulière à leur cinéma. Ils y incorporent leurs propres arts. Le premier film chinois, La Montagne Dingjun (Ren Jingfeng, 1905), capture des images d’un acteur de l’opéra de Pékin. Il y aussi le rapport entre cinéma et calligraphie, ou avec la peinture… La Chine a une tradition esthétique très différente de la nôtre, qui apporte beaucoup d’originalité. Pour rendre hommage à cet éclectisme, j’ai multiplié les types d’entrées dans le dictionnaire, avec des biographies, des analyses de film, mais aussi des études un peu plus longues sur des éléments-clés qui structurent l’histoire et l’esthétique du cinéma chinois, hongkongais et taïwanais. Je souhaitais de la diversité, à l’image des cinémas chinois.

Effectivement on ressent concrètement cette pluralité grâce à la forme même du dictionnaire, d’autant plus que vous convoquez des auteurs différents.

Complètement. Il y a des articles historiques – l’arrivée du cinématographe, le passage du muet au parlant – ou des articles esthétiques – la place du conteur, le théâtre d’ombres – qui proposent un état des lieux de la recherche, comme par exemple les rapports entre les cinémas chinois et occidentaux. Et puis, des analyses de films ou des textes plus personnels, qui choisissent un angle particulier comme les liens entre musique et politique par exemple. J’ai écrit une entrée sur le Mah-jong (jeu de société à mi-chemin entre le rami et le poker, ndlr), parce qu’en tant que spectateur français, on se demande toujours à quoi ça renvoie. C’est un motif omniprésent et riche de sens, du mélodrame au film de gangsters. Je voulais cette diversité de tons pour que chacun y trouve son plaisir et que ce ne soit pas monolithique. Sinon, le livre n’aurait pas mis en valeur la variété des cinémas chinois, dans lesquels on trouve des films de genre coups de poing, des divertissements populaires, des œuvres à forte teneur socio-politique et des chefs-d’œuvre poétiques. Un peu de tout en somme.

Chow Yun-Fat allume son cigare avec un billet d'un dollar dans le Syndicat du crime.

         “Syndicat du Crime” de John Woo / © Tous droits réservés

Pour revenir sur l’accessibilité des films chinois en Occident, quand on pense cinéma chinois on pense souvent aux films d’arts martiaux, aux films de sabre, mais comme le dictionnaire le rappelle, c’est seulement la partie émergée de l’iceberg. Pourquoi ces films sont aussi populaires chez nous, et à l’inverse pourquoi les autres pans de ce cinéma sont-ils si méconnus ?

Si certains films sortent chez nous sur grand écran comme les Detective Dee de Tsui Hark, quantité d’œuvres sont invisibles en France, ou ne passent que dans des rétrospectives ou des festivals. Concernant la place du cinéma d’arts martiaux, il faut se souvenir que les films de kung-fu de Bruce Lee ont eu un rayonnement international. Bruce Lee, première star sino-américaine, a passionné des générations de spectateurs. Et ça a emmené, très progressivement, des éditeurs français de DVD à sortir certains films de la Shaw Brothers (société de production hongkongaise spécialisée dans le cinéma d’arts martiaux, ndlr) et à mettre en lumière certains réalisateurs. Le cinéma d’arts martiaux paraissait très novateur pour notre œil occidental. C’est du cinéma d’action, mais empli de traits esthétiques chinois. Avec Chang Cheh d’un côté, pendant l’âge d’or des années 60-70, qui verse dans une esthétique du sang, de la violence, des corps démembrés magnifiés par des zooms ou des ralentis. De l’autre, le cinéma poétique de King Hu, où le combat est filmé comme une danse, dans des plans calligraphiques ou picturaux. S’ils sont moins connus que Bruce Lee, leur redécouverte est fondamentale. Aussi, des spectateurs privilégiés ont découvert la Nouvelle Vague hongkongaise en salles. Certains de ces films, comme Syndicat du crime (1986) ou The Killer (1989) de John Woo, étaient projetés dans des salles parisiennes et il y a eu toute une génération de cinéphiles passionnés par le côté novateur de ces polars urbains, ou encore par les films hyper inventifs de Tsui Hark, qui proposait une relecture corrosive des genres et de la tradition chinoise. Après la Palme d’or à Cannes d’Adieu ma concubine (Chen Kaige, 1993), les spectateurs découvrent la Cinquième Génération des cinéastes chinois (les Chinois classent leurs réalisateurs en génération, ndlr). Ayant souffert lors de la Révolution culturelle (1966-1976, ndlr), lorsqu’il redevient possible de s’exprimer, ils bousculent le style antérieur avec des œuvres lyriques centrées sur la nature et les émotions intimes. Toujours dans le circuit des festivals, la Sixième Génération, qui émerge après les massacres de la place Tian’anmen en 1989, a eu le vent en poupe : Jia Zhangke, Wang Bing, Lou Ye… Ces cinéastes radiographient les mutations socio-politiques chinoises ou relisent l’Histoire de manière critique. Ils proposent des images en marge des représentations officielles, donnent l’écran aux laissés-pour-compte de la modernisation. Leur audience est toutefois bien plus confidentielle que certains films de genre ou blockbuster chinois – comme Hero de Zhang Yimou sorti en 2002, qui a fait couler beaucoup d’encre.

Un autre cliché du cinéma chinois concerne la censure. Elle interdit les films présentant des réalités dérangeantes pour la Chine, encore aujourd’hui avec Xi Jiping au pouvoir. On remarque que de nombreux films et courants comme la Nouvelle Vague hongkongaise que vous citez ou le Nouveau Cinéma taïwanais se sont montrés audacieux et engagés. Comment ces cinéastes-là sont-ils parvenus à contourner la censure et faire émerger leur propre cinéma ?

Il faut distinguer entre les trois pays. Pour sortir une œuvre en Chine continentale, le Bureau du film effectue un contrôle au moment du scénario et une fois le film achevé, délivrant ou non une autorisation de diffusion. Tout propos historique ou politique controversé peut entraîner – au choix – des coupes, une interdiction de projection, voire des interdictions de tourner pour certains acteurs ou cinéastes. A Hong Kong, c’est différent, jusqu’en 1997 en tout cas. Il y avait plus de liberté d’expression dans la colonie britannique, même si un article de loi précisait qu’il ne fallait pas offenser le voisin chinois – le retour de Hong Kong à la Chine est programmé dès 1983, en pleine Nouvelle Vague hongkongaise. Et il y a un lien direct entre la créativité bouillonnante de cette Nouvelle Vague et l’angoisse de la rétrocession à venir, notamment la peur que les libertés soient piétinées. La Nouvelle Vague hongkongaise ne cesse alors de mélanger les genres, d’analyser le réel chaotique de l’île dans un cinéma marqué par l’urgence, par l’impression que quelque chose va être perdu et qu’il faut absolument filmer. Le cinéma hongkongais a été très subversif mais souvent indirectement : le genre, par le jeu des codes, permet d’injecter des réflexions politiques en sous-texte. Enfin, à Taïwan, le gouvernement nationaliste, le Kuomintang, impose une loi martiale et un contrôle idéologique sur la création jusqu’au milieu des années 80. Avec le desserrement politique, les cinéastes de la Nouvelle Vague taïwanaise commencent à pouvoir exprimer des réalités quotidiennes jusque-là hors des radars, les difficultés économiques, les inégalités entre ville et campagne… Ils peuvent enfin mettre en scène des moments historiques traumatiques. C’est là que Hou Hsiao-hsien fait sa trilogie historique avec La Cité des douleurs (1989), Le Maître des marionnettes (1993), Good Men Good Women (1995). Il revient sur la période longtemps taboue de la Terreur blanche (1947-1987, ndlr), où il y a eu énormément d’exactions.

Zhao Tao tire en l'air en pleine rue nocturne pour faire cesser une bagarre dans le film Les éternels.

               “Les Eternels” de Jia Zhangke / © Tous droits réservés

Récemment, Jia Zhangke s’est tourné vers le Japon et la France pour produire Les Eternels (2018). Les coproductions internationales sont-elles une solution pour qu’un cinéma antisystème puisse émerger ?

Je ne suis pas sûre. Jia Zhangke a été vu comme le chef de file de la Sixième Génération. Il a également écrit des ouvrages sur ce cinéma underground, fortement politique. Grâce aux petites caméras DV, les cinéastes commencent à s’affranchir des studios d’État, à filmer des images sans autorisation et à envoyer leurs films à l’étranger pour contourner la censure. Jia Zhangke mélange fiction et documentaire, avec des plans longs sur des réalités quotidiennes jusque-là occultées. Au départ, il est dans le circuit de la production indépendante, en marge du contrôle politique. Il prend des acteurs non professionnels. Son but est d’explorer les mutations radicales qui touchent la Chine, lancée dans la course au capitalisme. Problème : il veut ramener des images réalistes des Chinois, montrés dans leur quotidien, mais il n’a pas l’autorisation de diffuser ses œuvres sur son propre sol. Il le dit dans de nombreux entretiens, il fait ses films pour les Chinois, mais ils n’ont pas le droit de les voir. Même s’il est plébiscité dans les festivals étrangers, sa frustration est immense. Du coup, avec The World (2004), il obtient l’aval du Bureau du film pour être diffusé en Chine. Certains lui ont alors reproché de s’assagir, mais c’est plus compliqué que ça. Par exemple, A Touch of Sin (2013), qui est un grand film politique sur la violence qui gangrène le pays, a eu une autorisation au départ, sauf que la sortie du film a sans cesse été reportée. Du côté des coproductions, de plus en plus de cinéastes y recourent, mais cela ne garantit pas que le film obtiendra les autorisations de projection. On retrouve le même problème, tout dépend de ce qui est représenté à l’écran. Les coproductions peuvent même avoir l’effet inverse : le cinéma hongkongais était subversif et parfois critique. Depuis la rétrocession, les coproductions avec la Chine augmentent, entraînant un adoucissement des propos et des thèmes.

Vous disiez tout à l’heure que les films de genre, par le biais de leurs codes, abordent de manière détournée des réflexions politiques. Les années 80-90 ont été un terreau fertile pour ce cinéma, vous citez Tsui Hark et John Woo… Quels liens entretiennent les films de genre avec la politique chinoise ? Qu’est-ce qu’ils racontent de la situation en Chine ?

Le genre permet de faire des critiques indirectes, ou même parfois assez directes, de la société, de l’Histoire ou de la politique. Les propos subversifs se coulent dans des codes que le cinéaste peut subtilement détourner ou actualiser. C’est donc un formidable masque pour une critique des rapports Chine/Hong Kong par exemple. Comme je l’ai dit tout à l’heure, la créativité folle de la Nouvelle Vague hongkongaise est liée à l’angoisse de la rétrocession. Pris dans cette urgence, les cinéastes ont envie de s’exprimer. Ils vont infuser des problématiques socio-politiques au cœur des genres qu’ils modernisent : le film de fantôme, par exemple, confronte le passé et le présent. Il faut dire qu’avant de devenir réalisateurs, ils se sont formés à l’étranger puis ont travaillé à la télévision, où ils disposent de beaucoup de moyens et de libertés. Ils y ont essayé beaucoup de genres, en même temps qu’ils ramenaient des images prises sur le vif de Hong Kong. Tsui Hark est le chef de file et l’enfant terrible de la Nouvelle Vague hongkongaise. Il a été l’emblème d’une modernité frondeuse et a d’emblée subverti le système avec des œuvres-brûlots, relevant de différents genres. Il a proposé des représentations marquantes, par exemple le cœur sanguinolent que l’héroïne tend aux spectateurs dans Histoire de cannibales (1980). Ou alors dans L’Enfer des armes (1980), un film ancré dans l’actualité de Hong Kong, où il fait une peinture nihiliste d’adolescents poseurs de bombes dans des lieux publics. La violence de l’œuvre en a choqué plus d’un et le film fut mutilé jusqu’à ce qu’on en retrouve une version originale. Il explore également la tradition chinoise, comme l’opéra de Pékin ou le film d’arts martiaux. Ces genres, il les mélange et propose une réflexion sur les arcanes du politique. Ringo Lam a lui aussi capté les secousses de la ville sous haute tension à l’annonce de la rétrocession, dans de sombres polars urbains. A travers une mise en scène du chaos, il dépeint Hong Kong comme une jungle qui sème ses cadavres sanguinolents un peu partout, comme dans City On Fire (1987) ou School On Fire (1988). Ce film d’une rare violence, qui se voit lui aussi coupé dans tous les sens, évoque l’emprise des triades dans toutes les sphères de la société, jusque dans les écoles. On peut citer encore Full Alert, qui date précisément de 1997 et recèle un pessimisme rageur. Quant à John Woo, ses polars sont aussi une manière d’ausculter les mutations de Hong Kong. Ce qui est intéressant chez lui, c’est qu’il recourt à des mises en scène lyriques et opératiques dans les séquences d’action et les gunfights. Chow Yun-Fat ressemble à un chevalier d’arts martiaux de la Chine antique qui aurait été propulsé dans le bourbier hongkongais. Il affiche un code de l’honneur tragique, désuet, dans une ville sans foi ni loi. On voit donc que cette réactualisation du héros anachronique, délocalisé dans un contexte urbain et contemporain, est un commentaire indirect sur toutes ces tensions qui agitent la colonie britannique.

Shu Qi au bord d'une falaise bercée par la brume, dans The Assassin, pour notre entretien avec Isabelle Bittinger.

       “The Assassin” de Hou Hsiao Hsien / © Tous droits réservés

Vous parlez d’un mélange des genres, on remarque bien que beaucoup de cinéastes s’amusent à hybrider les genres traditionnels. The Assassin (Hou Hsiao-hsien, 2015) mélange poésie contemplative et film de sabre, Chungking Express (Wong Kar-wai, 1994) le polar avec la romance, Crazy Kung-Fu (Stephen Chow, 2004) la comédie avec le kung-fu…

Comme Hong Kong est une colonie britannique dotée d’un passé chinois, son identité est hybride, partagée entre des références orientales et occidentales, ce qui peut expliquer l’hybridation des genres à laquelle recourent aussi bien Wong Kar-wai que Stephen Chow. Dans Chungking Express, Wong Kar-Wai mime le film de gangsters mais il ne suit pas réellement cette piste, c’est un piège, il glisse vers le mélo. Les Anges déchus (1995) est un film de gangsters postmoderne. Les Cendres du temps (1994) un film d’arts martiaux totalement expérimental. Ces grands cinéastes reprennent des genres institués mais les passent au tamis de leur propre esthétique. Les Anges déchus n’est pas un film de gangsters, c’est un film de Wong Kar-wai. Dans The Assassin, Hou Hsiao-hsien vide presque entièrement le film de sabre de sa substance pour le tirer du côté de son esthétique contemplative et ses longs plans. Il refuse presque le récit. Les combats, qui sont quand même censés être le moment de bravoure, le temps fort, il choisit de les filmer de loin, et il est bien plus attentif aux voilages, à la nature, à la lumière qui nimbe les paysages. On voit que le genre revient à l’état fantomatique chez Hou Hsiao-hsien, ou à hybridation postmoderne chez Wong Kar-Wai. Pour Stephen Chow, c’est un peu différent, parce qu’il est représentatif de la kung-fu comedy, genre très prisé à Hong Kong, popularisé entre autres par Jackie Chan. Avec Shaolin Soccer (Stephen Chow, 2001) ou Crazy Kung-Fu, on est face à un mélange délirant, infusé de mo lei tau, c’est-à-dire un humour absurde, des péripéties rocambolesques, des jeux de mots, et c’est très hongkongais.

A l’inverse des films critiques envers le gouvernement chinois, il semble parfois que certains films de genre glorifient un idéal passé, à la manière du cinéma des années Reagan aux États-Unis avec des films comme Rambo 2 (George Cosmatos, 1985). Les grandes fresques historiques chinoises peuvent parfois sembler glorifiantes : Tigre et Dragon (Ang Lee, 2000), Hero (Zhang Yimou, 2002), ou plus récemment Ip Man 4 (Wilson Yip, 2020), avec un retour aux sources assez conservateur.

Je ne vous suis pas totalement. Pour moi, Tigre et Dragon ne peut pas être rangé dans cette catégorie. D’abord, les romans et les films d’arts martiaux font partie de la culture classique et populaire, et ils ne servent pas par principe à glorifier une Chine ancestrale. Tout dépend du projet du réalisateur. Au contraire même, les chevaliers errants se battent contre des hommes de pouvoir ou des systèmes corrompus. Tigre et Dragon est caractéristique d’un processus enclenché dans les années 2000, qui tend à l’hybridation des cultures et des styles dans le cadre d’un cinéma devenu transnational. C’est d’ailleurs une coproduction entre la Chine, Taïwan, Hong Kong et les États-Unis. Ang Lee, d’origine taïwanaise, est l’un des rares cinéastes à avoir percé à Hollywood et sur la scène internationale. Avec Tigre et Dragon, il popularise pour la toute première fois le film d’arts martiaux chinois en Occident. Coécrit avec son scénariste et producteur James Schamus, le film mélange des éléments typiquement chinois avec des codes américains, notamment la place dévolue aux histoires d’amour. Surtout, il hybride différentes esthétiques du wu xia pian (films d’arts martiaux, ndlr). Par exemple, Jade la Hyène est incarnée par la grande dame d’épée des années 60, Cheng Pei-pei. Tigre et Dragon est un hommage à l’histoire du genre et une relecture contemporaine, qui traite de la répression des sentiments et de l’émancipation, avec une héroïne moderne et féministe jouée par Zhang Ziyi. En revanche, c’est beaucoup plus problématique pour Hero, premier blockbuster chinois qui, dans le sillon de Tigre et Dragon, cherche à conquérir le marché mondial. Le film marque d’ailleurs un tournant dans les stratégies de production chinoises. L’esthétique glamour portée par des stars chinoises et la maestria formelle des combats se couplent à l’importation de codes occidentaux, mais servent surtout à magnifier le passé chinois. On a beaucoup reproché à Zhang Yimou la teneur idéologique de Hero. Le film raconte une légende sur le roi de Qin, personnage historique qui a unifié la Chine en 221 avant J.- C., après des décennies de guerres entre différents royaumes combattants. Alors que le film propose différentes versions de la même histoire selon un code de couleur très graphique, à la fin, le héros sans nom joué par Jet Li choisit d’épargner le tyran au nom de l’unité nationale. Là, beaucoup de commentateurs y ont vu une parabole politique en soutien au régime actuel et ont fustigé le nationalisme exacerbé du film. D’autres ont considéré que les versions alternatives permettaient un peu de recul critique. Il y a toujours eu des cinéastes aimés du régime et à son service, et d’autres qui résistent.

Pour revenir à Tigre et Dragon, je parle de glorification du passé au sens où il me parait plus édulcoré que les films hongkongais des années 80-90 en termes de ton et de regard sur l’Empire chinois.

C’est difficile à comparer, ce ne sont pas les mêmes époques, ni les mêmes conditions de production. Tsui Hark propose des versions modernes et déjantées du film d’arts martiaux : Zu, les Guerriers de la Montagne magique (1983), et surtout The Blade (1995), où il cherche à importer les codes du cinéma réaliste dans le film d’arts martiaux. C’est révolutionnaire par rapport à l’esthétique des studios et les films de la Shaw Brothers des décennies précédentes. Il propose un renouveau de la mise en scène, avec des cadrages décentrés absolument dingues et un montage énergétique qui saisit un chaos généralisé. Tigre et Dragon ne cherche pas à glorifier le passé chinois en soi, mais à rendre hommage aux romans et cinémas d’arts martiaux qu’Ang Lee a tant aimés dans son enfance. C’est une manière de revisiter une tradition culturelle, tout en y amenant des problématiques contemporaines comme la place des femmes dans la société patriarcale, la question du code de l’honneur dans des époques politiques troublées… Alors, oui, la forme est plus classique, mais cette œuvre a permis aux spectateurs occidentaux de découvrir un type d’imaginaire, une mise en scène de l’espace et du temps, un rapport au réel, car ce genre est empreint de références artistiques et philosophiques. Ce n’est pas rien.

Un moine combattant les yeux dans l'horizon, concentré ; derrière lui une lueur blanche de soleil intense passe entre les arbres de la forêt ; scène du film A touch of zen.

“A Touch of Zen” de King Hu / © Tous droits réservés

Effectivement, les cinéastes chinois n’hésitent pas à représenter leurs traditions culturelles à l’écran comme leur mythologie et leur folklore. Le cinéma occidental semble plus frileux à cette idée, notre folklore est quasi-absent, à part peut-être dans Le Pacte des Loups (Christophe Gans, 2001) pour la France. Comment expliquer une telle différence entre nos deux cinémas ?

Les romans et les films d’arts martiaux classiques et contemporains sont extrêmement populaires. Tous les Chinois ou presque ont lu quelques grands classiques : Au bord de l’eau (Shi Nai’an, XIVème siècle), Les Trois Royaumes (Luo Guanzhong, XIVème siècle) – dont John Woo a porté un fragment à l’écran en 2008 – Voyage vers l’Occident (Wu Cheng’en, XVIème siècle), etc. Tous ces romans ont été un réservoir formidable de récits pour le cinéma. Ils ont des spécificités purement chinoises. En France, on a nos romans et films de cape et d’épée. Dans les années 90, il y a une nouvelle vague de films patrimoniaux, comme La Reine Margot (Patrice Chéreau, 1994) ou La Fille de d’Artagnan (Bertrand Tavernier, 1994). En Angleterre, on a la mode du Heritage Film, qui reconstruit le passé de l’Angleterre victorienne dans de belles demeures pour y mettre en scène des histoires d’amour entravées par la société. Je pense aux films de James Ivory, mais aussi Raison et Sentiments (Ang Lee, 1995), d’après un roman de Jane Austen. N’oublions pas le western, entre mythe et histoire dans sa représentation de la conquête de l’ouest. Partout, vous avez des genres qui revisitent le passé et le patrimoine littéraire. En Chine, la spécificité des romans et films d’arts martiaux tient à leur esthétique flamboyante, un mélange d’aventures, de fantastique, de légendes historiques et mythologiques, de folklore. Ce sont des récits rocambolesques, avec des dizaines de personnages hauts en couleur, souvent déclinés dans des sagas. Cette mythologie porte une réflexion sur l’éthique, la philosophie chinoise, la politique. Les chevaliers errants luttent pour défendre la veuve et l’orphelin et rétablir la justice dans des époques corrompues. Tigre et Dragon se passe pendant la dynastie Tang, sur le point de s’effondrer. Le folklore prend une part très importante dans le film de fantômes, lui aussi très prolifique. Il a été réinvesti pendant la Nouvelle Vague hongkongaise pour porter une interrogation sur le devenir incertain de l’île. Même le film de fantômes se chargeait d’interrogations politiques. Tous ces récits, ces légendes, venus de la tradition orale, se sont transformés en romans feuilletonnesques, qui ensuite ont donné lieu à quantité d’histoires de cinéma. A Touch Of Zen (King Hu, 1971), magnifique film d’arts martiaux bouddhiste, est inspiré des Chroniques de l’étrange (Pu Song-Ling, XVIIème siècle), un bref récit de fantômes que King Hu étend et mêle aux arts martiaux pour finir en fable politique et bouddhiste. C’est un peu pareil chez nous. Le zombie vient aussi du folklore – prenez Vaudou (Jacques Tourneur, 1943) qui s’est chargé de résonances politiques pour mener aux zombies de George Romero.

Kurt Russell entouré d'un groupe d'asiatiques dans une salle décorée à l'orientale, scène du film Les aventures de Jack Burton dans les griffes du mandarin.

    “Jack Burton dans les Griffes du Mandarin” de J. Carpenter / © TDR

Le dictionnaire revient justement sur les liens entre le cinéma occidental et le cinéma chinois. Hollywood était d’abord le modèle mondialement dominant, puis la dynamique s’est quelque peu inversée avec John Carpenter et Quentin Tarantino qui ont puisé dans le cinéma de Hong Kong pour nourrir leurs films. Comment expliquer ce renversement de dynamique ? D’où vient la fascination des Occidentaux pour ce cinéma ?

Comme vous le dites, Les Aventures de Jack Burton dans les griffes du Mandarin (1986) de Carpenter est une traduction pop de l’imagerie de Hong Kong encore peu connue en Occident : fantômes folkloriques, pouvoirs paranormaux, mélanges constants des registres et des tons, le tout vu par les yeux d’un Américain benêt pris dans les griffes d’une communauté chinoise implantée aux Etats-Unis. Ensuite, le producteur Joel Silver (à l’origine de L’Arme fatale, Predator, Die Hard…, ndlr) a recyclé le style du cinéma de Hong Kong dans les films d’action hollywoodiens pour les dynamiser. L’Occident s’est inspiré avec plus ou moins de bonheur de l’esthétique hongkongaise, notamment de la chorégraphie hyper graphique des combats, du montage virevoltant qui alterne des moments suspendus et des accélérations vertigineuses. C’était un autre rapport à l’espace, au temps, au réel et à l’imaginaire… La notion de vraisemblance n’est pas un concept pertinent en Chine, donc les guerriers d’arts martiaux peuvent jaillir dans les airs, défier l’apesanteur, et les gunfights de John Woo regorgent de ralentis qui magnifient la posture du héros, à la fois surhumain et tragique. Ça fait sourire quelques spectateurs occidentaux, mais c’est une certaine mise en images du monde, propre à la Chine et à Hong Kong. Donc pour un Tarantino, ce style bouillonnant lui a donné plein d’idées de cinéma qu’il a citées ou imitées çà et là. Le cinéma hongkongais devient un réservoir de formes dans lequel puiser pour renouveler la création. Par ailleurs, le cinéma hollywoodien, sur un versant plus opportuniste ou commercial, a pensé que c’était une manière de renouveler son cinéma d’action qui s’empâtait un peu. Hollywood a cherché à attirer des réalisateurs et des acteurs comme Tsui Hark, John Woo, Chow Yun-fat, Jet Li…, mais en bridant la plupart du temps leur créativité ou en leur demandant de faire des « chinoiseries ». Sur le plan du renouveau esthétique, Yuen Woo-ping – cinéaste et chorégraphe d’arts martiaux hongkongais – a joué un rôle fondamental. C’est lui qui chorégraphie les séquences d’action de Matrix (Lana et Lilly Wachowski, 1999). Ces séquences ont participé au choc visuel des spectateurs occidentaux, pas forcément habitués à ce traitement de l’image et du rythme.

Hong Kong était donc une terre d’influence, mais le déclin de son cinéma correspond à la date de la rétrocession en 1997. Aujourd’hui, c’est le cinéma sud-coréen dont tout le monde parle et qui inspire à son tour des cinéastes. A votre avis, est-ce qu’il y aurait une corrélation à faire entre le déclin de l’un et l’émergence de l’autre ?

Oui, on peut faire une corrélation entre le déclin du cinéma hongkongais et la montée en puissance du cinéma coréen. Là encore, le cinéma coréen offre un renouveau créatif, avec sa manière d’entrechoquer les registres, de sauter du burlesque au tragique – traits de style déjà présents chez Tsui Hark par exemple. Le deuxième aspect tient au fait que les débordements artistiques, à Hong Kong comme en Corée du Sud, se nourrissent de problématiques historiques ou politiques. La rétrocession d’un côté, l’envie de s’exprimer après l’abolition de la dictature de l’autre. La fin de la chape de plomb politique permet à la Nouvelle Vague coréenne d’émerger, avec un besoin d’en découdre, de secouer le langage classique, de briser des tabous. Avec une énergie et une violence débridées, comme dans Old Boy de Park Chan-wook en 2003. Ce cinéma a été plébiscité en Occident via les festivals, mais aussi à travers pas mal de sorties en salles, plus conséquentes me semble-t-il que celles des films chinois et hongkongais à l’époque. La Corée a aussi énormément investi pour promouvoir ses œuvres à l’étranger, car le cinéma participe du soft power. La Chine fait la même chose, mais ça marche moins bien avec ses blockbusters formatés.

Couverture du livre Dictionnaire des cinémas chinois de Nathalie Bittinger édité par Hemisphères Editions.Aujourd’hui, la Chine resserre son protectorat sur Hong Kong, la censure s’intensifie… Quel avenir peut-on entrevoir pour les cinémas chinois ?

Concernant Hong Kong, on a encore Johnnie To, dans les années 2000, qui réinvente un polar graphique et abstrait. Depuis la rétrocession, la subversion qui faisait la marque de fabrique de la Nouvelle Vague hongkongaise s’est un peu perdue pour des raisons de mainmise, de censure, d’étouffement politique. Ce qui fait que la radicalité du cinéma hongkongais est déclinante, c’est que Tsui Hark et John Woo se sont lancés dans des coproductions avec la Chine. Lors des manifestations pro-démocratiques de 2019, on n’a pas beaucoup entendu les anciens cinéastes hongkongais, alors même que leurs craintes étaient fondées. Concernant l’avenir des cinémas chinois, je pense qu’on va continuer à avoir une partition entre des films grand public qui ne soulèvent pas de problématiques politiques, via des coproductions notamment et, de l’autre, ce cinéma d’auteur chinois qui existe par le biais des festivals occidentaux, peu vu par les Chinois. Plusieurs cinéastes continuent de porter un regard sans concession sur les mutations chinoises. En 2019, on a eu plusieurs auteurs importants : Hu Bo et son An Elephant Sitting Still, ou Bi Gan et son deuxième film Un grand voyage vers la nuit, ou encore Gu Xiaogang et Séjour dans les Monts Fuchun. Ils ont eu un grand écho en France dans les milieux spécialisés. Mais ce cinéma d’auteur devient, lui-même, moins critique et de plus en plus formaliste.

Propos de Nathalie Bittinger
pour Le Dictionnaire des cinémas chinois
publié par Hémisphères Editions

Propos recueillis et retranscrits par Calvin Roy
Un grand merci à Mathieu Guilloux


A propos de Calvin Roy

En plus de sa (quasi) obsession pour les sorcières, Calvin s’envoie régulièrement David Lynch & Alejandro Jodorowsky en intraveineuse. Biberonné à Star Gate/Wars, au Cinquième Élément et au cinéma de Spielberg, il a les yeux tournés vers les étoiles. Sa déesse est Roberta Findlay, réalisatrice de films d’exploitation parfois porno, parfois ultra-violents. Irrévérencieux, il prend un malin plaisir à partager son mauvais goût, une tasse de thé entre les mains. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/rNH2w

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