Puisque nous étions passés à côté lors de sa sortie en salles, il est grand temps de revenir sur le nouveau documentaire de l’ex-critique Jean-Baptiste Thoret consacré au génie italien. Portrait aussi habité que mélancolique Dario Argento, soupirs dans un corridor lointain vient de sortir en DVD chez Tamasa.
Cinéaste d’un autre temps
Dans le passionnant et long entretien qu’il accorde en complément de cette édition DVD, Jean-Baptiste Thoret ne cache pas sa première influence dans la réalisation de son documentaire. Il s’agit d’André Labarthe, connu pour sa série Cinéastes de notre temps – et en particulier d’un épisode consacré à John Cassavetes, ce sur quoi nous reviendrons plus tard. La tentation était trop grande de titrer notre article par ce jeu de mot vaseux, d’autant et surtout qu’il peut sembler évident que Dario Argento est un cinéaste intemporel. Pour sa survie au temps bien sûr – aujourd’hui, le maître a vaincu et est admiré de tous – mais aussi parce que, comme il le dit lui-même, il a toujours ambitionné de dépasser le simple constat social sur l’état de son pays pour essayer de s’adresser à quelque chose de plus profond enfoui en lui et chez le spectateur. Il s’agissait toujours pour lui de viser nos âmes respectives. Pourtant, l’une des principales beautés de Dario Argento, soupirs dans un corridor lointain est précisément de replacer le réalisateur dans l’Histoire. Son histoire d’abord, celle d’un cinéaste encore actif et plein d’ambition en 2000, devenu, près de vingt ans plus tard, un exclu de l’industrie du cinéma, un vieil homme désabusé par l’état du septième art aujourd’hui. Il s’agit donc évidemment de le replacer aussi dans l’histoire du cinéma, ce qui se ressent également par une série de très belles évocations de Sergio Leone, Visconti et Antonioni. Enfin, Thoret nous surprend – et d’une certaine manière détrompe notre titre – en replaçant l’auteur de Suspiria (1977) dans l’histoire de son pays. L’ex-critique de Charlie Hebdo insiste dans l’entretien : il y a bien une dimension politique du cinéma d’Argento. Évidemment, il ne s’agit jamais pour lui de faire commentaire sur les évolutions de son pays et de son temps, le cinéaste ayant très peur de perdre son public et d’être rapidement dépassé. Pourtant, au fil de sa bavarde déambulation dans Rome que nous suivons ici, il est finalement assez aisé de déceler une vision politique, une connaissance et une grande conscience de sa place dans son Italie et dans son époque, une conscience que Jean-Baptiste Thoret semble traquer. Quand dans les derniers instants par exemple, celui-ci l’interroge sur ses convictions communistes qu’il n’aurait jamais abandonnées, on pense à son précédent essai, We Blew It (2017), long-métrage documentaire sur la fin des idéaux de la contre-culture américaine. On sent bien là une obsession : filmer les visages d’hommes, et de manière particulièrement vibrantes quand ils sont cinéastes, portant dans leur traits un héritage lourd à défendre, les espoirs déçus, les désillusions. Il était difficile de trouver plus évocateur et puissant que Tobe Hooper pour prononcer la phrase éponyme du précédent film – cette phrase étant de de lui. Difficile également d’imaginer choix plus judicieux que celui de filmer un Dario Argento vieillissant pour capter le poids d’un héritage qui pèse et détruit, lui dont l’œuvre est obsédé par ces héritages mortifères, ce dont témoignent en particulier les différentes figures de mères omniprésentes dans son cinéma.
Il est peut-être temps de revenir au concept même de ce documentaire original et émouvant. L’idée n’est pas tant de nous instruire sur la biographie du cinéaste – pour cela autant lire sa formidable autobiographie, Peur, publiée chez Rouge Profond. Thoret s’inspire donc plutôt du film de Labarthe sur Cassavetes, lui reprenant notamment une idée d’ellipse géniale. Tout débutait au début des années soixante, où le cinéaste débarque à Hollywood, plein de rêves et d’enthousiasmes, ne tenant pas en place. En un cut, quatre années ont passé, et Cassavetes semble être revenu de tout, triste et désabusé, enfoncé dans son fauteuil. Thoret reprend et radicalise ce cut. Dario Argento, soupirs dans un corridor lointain assemble grâce à cette simple et puissante association un film de jeunesse, comme il le nomme lui-même, réalisé en 2000 pour Ciné+, alors qu’Argento tourne Le Sang des Innocents (2001), et de nouvelles images tournées en 2019 en noir et blanc et scope, où Thoret ramène le génial cinéaste vieillissant sur des lieux emblématiques de la ville, mais aussi de sa cinématographie. Tout l’intérêt du film réside dans cette émouvante ellipse. Le cinéaste que nous avions laissé était encore plein d’enthousiasme, prêt à conquérir le monde. Celui que nous retrouvons n’a évidemment rien perdu de sa malice, de son intelligence et de sa générosité, mais il s’est considérablement éloigné du cinéma. L’émotion que procure l’objet vient également de la générosité avec laquelle Thoret filme le cinéaste. La pureté de son regard empathique s’accompagne d’un certain lyrisme élégiaque – en particulier par l’utilisation d’un magnifique thème de George Delerue. Il n’y a aucunement la volonté de remettre en scène, et donc de singer, les figures de style d’Argento. Au contraire le film n’est jamais aussi beau que quand il ne fait que doucement accompagner son sujet et quand ses œuvres se rappellent à nous comme des fantômes, à la faveur d’évocations émues, devant d’anciens décors ou autres. Argento, génie de la couleur, déambule dans un monde en noir et blanc, et déjà toute son œuvre se voit marquée d’un sceau fantomatique, presque morbide. Thoret nous redit que ses films racontent toujours l’histoire d’un homme, ou d’un pays, hantés par un cadavre. Ici, nous voyons l’histoire d’un homme hanté par sa propre œuvre.
C’est là qu’Argento apparaît plus que jamais comme ce cinéaste d’un autre temps. Au-delà de l’évolution de sa propre filmographie, qui a indéniablement connu une chute qualitative et un abandon des studios depuis Le Fantôme de l’Opéra (1998) jusqu’au triste Dracula (2012), l’œuvre d’Argento apparaît, plus que jamais aujourd’hui, comme une comète sans descendance, un sommet de l’Histoire du cinéma où sans cesse se côtoient le sublime et le grotesque, le bouleversement d’un mélodrame et la perdition d’une énigme indéchiffrable, et cette œuvre, cette ambition immense nous manquent cruellement aujourd’hui. « La mélancolie est l’humeur que j’ai toujours sentie dans ses films » nous dit Thoret dans son entretien, et son film semble être la figuration explicite de cette idée, faisant infuser chez le spectateur cette douce humeur de tristesse et ce désir vibrant de revoir, une fois encore, l’intégralité de cette obsédante filmographie.