Brumes de Chaleur


L’Etrange Festival proposait cette année de (re)découvrir trois perles rares de Seijun Suzuki avec sa Trilogie Taisho. Deuxième film du triptyque, Brumes de Chaleur (1981) narre les mésaventures de Matsuzaki. Dramaturge, il rencontre dans la rue Shinako, une femme bien mystérieuse. Piégé entre cette femme insaisissable dont il tombe amoureux et son client qui s’avère être le mari jaloux de Shinako, un voyage surréaliste dans une station thermale attend ce pauvre Matsuzaki…

Un homme agenouillé tourne le dos à une geisha assise par terre, tous deux sont sur une page de sable, au fond du matte painting représentant un ciel bleu et des nuages, plan du film Brumes de chaleur.

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Vaudeville et Kabuki

Moins connu que ses contemporains Kurosawa, Ozu ou Mizoguchi, Seijun Suzuki a pourtant été des années cinquante aux années quatre-vingt l’un des réalisateurs japonais les plus prolifiques, avec plus d’une quarantaine de films à son actif. Considéré pendant longtemps comme un réalisateur de seconde zone, Suzuki a pourtant depuis quelques années fait l’objet dans les cercles cinéphiliques d’une certaine réhabilitation (Seijun Suzuki, du bonheur d’être paria). Acclamé entre autres par un certain Quentin Tarantino, certains de ses films sont sinon des classiques, au moins cultes. Le Vagabond de Tokyo (1966) et La Marque du Tueur (1967) pour ne citer que ses plus célèbres sont aujourd’hui disponibles dans la Prestigieuse Criterion Collection. Pour sa 26ème édition, l’Etrange Festival propose de redécouvrir un autre pan de sa filmographie des années quatre-vingt et début quatre vingt-dix : la Trilogie Taisho. Comme son nom peut l’indiquer, le lien entre ces trois productions ne repose pas sur des thématiques ou des personnages communs, mais sur l’époque dans laquelle ils se situent, l’Ère Taisho. Entre l’Ère Meiji (1868-1912) marquant l’ouverture du Japon et sa modernisation rapide et l’Ère Showa (1926-1989) qui fût jusqu’en 1945 fortement militariste, l’Ère Taisho fut une courte période marquée par de forts changements politiques et une évolution plus démocratique. En 1980, Seijun Suzuki réalise Mélodie Tzigane, situé dans cette période particulière. Plutôt accueilli positivement par la critique et le public, il est vite demandé à Suzuki de réaliser un nouveau film prenant place durant l’Ère Taisho. En 1981 sort ainsi Brumes de Chaleur. Il faudra ensuite attendre 1991 pour que Yumeji, le troisième volet de cette trilogie spirituelle voit le jour.

Une geisha vue de dos face à un mur sur lequel est peint un paysage de forêt brumeuse, scène du film Brumes de chaleur.

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La trilogie Taisho n’a donc pas réellement de fils conducteurs autre que son décor, une période où cohabitent encore un Japon traditionnel et un plus moderne. Cela dit le « décor » n’est pas un élément subsidiaire chez Seijin Suzuki. S’il y a un élément qui lie toute sa filmographie couvrant des genres cinématographiques assez variés, c’est bien son goût pour l’expérimentation visuelle. Dans ce cadre, la trilogie Taisho est en réalité d’une grande cohérence. Au fond, le scénario de Brumes de Chaleur n’a pas beaucoup d’importance. Matsuzaki, fou amoureux essaye de rejoindre sa maitresse dans la station thermale de Kanazawa, alors même que le mari jaloux de cette femme menace de la tuer, elle et son amant. Dans nos critères français, il pourrait être assimilé d’une certaine manière à un vaudeville. Une comédie de mœurs, avec un amant et un mari jaloux. Il s’inscrit également dans une tradition théâtrale japonaise, incluant également à l’intrigue la possibilité que l’épouse tant convoitée soit en réalité un fantôme… Ces schémas dont semble s’inspirer Brumes de Chaleur n’en sont pas cependant le point central. Seijun Suzuki, comme à son habitude, semble beaucoup moins préoccupé par ce qu’il raconte que par toutes les expérimentations visuelles qu’il pourra déployer tout le long de son récit. Il n’est donc pas étonnant que dans un premier temps, l’intrigue semble difficile à suivre.

Une geisha se tient debout près d'un mur sur lequel est peinte une estampe représentant la tête d'une geisa décapitée, scène du film Brumes de chaleur.

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Ainsi le long-métrage n’établit pas une cohérence stricte entre les scènes. Plus encore, au sein d’une même scène il ne faudra pas s’étonner de voir les personnages changer de position, voire changer de décors. Il faut s’accommoder de ces libertés pour apprécier ce qui est réellement le centre du projet : une grande expérimentation esthétique et visuelle. Un personnage changeant d’apparence sous la lune, un bouquet de fleurs explosant de pétales ou encore une scène de sexe imitant les shunga, les estampes érotiques japonaises dont des maitres de l’estampe comme Hiroshige ou Hokusai ont produit les plus célèbres exemples. Le contenu de la scène ou du dialogue n’est alors pas nécessairement aussi intéressant que la manière dont il est mis en scène. A ce titre, l’acte final est très révélateur, lorsque le dénouement de ce jeu de mœurs se fait très littéralement par le biais d’une pièce de théâtre intégrée à l’intrigue. Créer des images marquantes, uniques, belles, par tous les outils cinématographiques à sa disposition, c’est le cœur du projet de Seijun Suzuki et de sa trilogie Taisho. Brumes de Chaleur en est le parfait exemple. N’espérez pas apprendre grand-chose sur l’histoire du Japon ou de l’Ère Taisho en question. Imprégnez-vous seulement de la beauté qui peut s’en dégager.


A propos de Martin Courgeon

Un beau jour de projection de "The Room", après avoir reçu une petite cuillère en plastique de plein fouet, Martin eu l'illumination et se décida enfin à écrire sur sa plus grande passion, le cinéma. Il est fan absolu des films "coming of age movies" des années 80, notamment ceux de son saint patron John Hughes, du cinéma japonais, et de Scooby Doo, le Film. Il rêve d'une résidence secondaire à Twin Peaks ou à Hill Valley, c'est au choix. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/riwIY

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