Nos amis du Chat qui Fume offrent à un film allemand jusqu’alors injustement non édité en France, Laurin (Robert Sigl, 1989) une édition à la hauteur de la richesse de ce long-métrage stupéfiant à (re)découvrir d’urgence.

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Das Village

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Vous connaissez tous probablement ce sentiment grisant et excitant que l’on peut ressentir à la vision d’un film subjuguant en tous points mais néanmoins injustement rayé de l’Histoire du cinéma. Les esprits les plus érudits ou encyclopédiques d’entre vous lèveront peut-être les yeux au ciel après cet aveu, mais je dois confesser n’avoir jamais même entendu parler de ce Laurin, premier long-métrage d’un certain Robert Sigl. Le fait est que ce film allemand n’avait jamais été édité en vidéo en France, et plus encore, avait quasiment disparu des radars jusque dans son pays d’origine. Et pourtant, à sa vision, on ne peut que s’étonner qu’un travail aussi puissant visuellement et inspiré ait pu se retrouver ainsi oublié de tous, ou presque. Car de toute évidence, grâce à cette édition vidéo salvatrice, on assiste là, envoûtés, à une véritable révélation, une découverte qui replace immédiatement Laurin au panthéon de ces longs-métrages qui comptent, qui méritent d’être considérés comme des chef-d’oeuvres, des pièces maîtresses, des fondations, d’un cinéma certes déprécié – et parfois injustement sous-évalué – mais néanmoins riche de proposition et d’affirmation de mise en scène. Car la première à chose à dire du film de Robert Sigl, c’est qu’il est d’une beauté visuelle inouïe. Toutes les captures adjointes à cet article vous en convaincront, chacune des images du film sont autant de tableaux sublimement éclairés et cadrés, à l’atmosphère envoûtante et stupéfiante. De par son utilisation des couleurs, des ombres, des fumées et des brouillards, la réalisation de Sigl convoque tout l’héritage de la peinture romantique allemande. On pense entre autres aux paysages campagnards peints par le peintre romantique anglais John Constable, aux lumières et aux éléments capturés dans les peintures de Caspar David Friedrich ou de Carl Spitzweg. Mais aussi du romantisme noir exploré en peinture par des maîtres comme Goya, Bouguereau, Fusilli, ou Courbet, du mouvement baroque, spécialement (de l’aveu du cinéaste) l’influence de Rembrandt. Des références picturales qui inscrivent l’objet dans le sillon d’autres ré-interprétations des codes d’une esthétique qu’on dit « gothique » ou romantique, très présents dans le cinéma européen des années 70 à 90, notamment en Italie. Pourtant Sigl se défend de toute influence d’un certain cinéma italien et notamment de Mario Bava ou Dario Argento, l’allemand avouant n’avoir découvert leurs travaux qu’après la réalisation de Laurin. L’utilisation des couleurs primaires, très présente, serait selon lui beaucoup plus inspirée par le travail de grands peintres coloristes tels que Marc Chagall.

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Par ailleurs l’autre curiosité du film qui participe à la fascination qu’il déclenche, réside dans son histoire et le traitement de son sujet. Même s’il n’est jamais très clair – la pédophilie n’est jamais clairement énoncée, mais l’infanticide plus directement – il joue du trouble de son histoire, nimbant la narration d’une sensation de malaise permanente et pesante. Une ambiance lourde qui, de ce point de vue, s’inscrit dans le sillage des cinématographies germaniques. L’histoire se déroule en 1901, dans un village portuaire allemand dont la quiétude est perturbée par des enlèvements d’enfants. Une jeune fille, Laurin, récente orpheline, tente comme elle peut d’outrepasser le deuil de sa mère – morte alors qu’elle attendait un second enfant – tout en essayant de comprendre qui est l’auteur des méfaits qui traumatise le village. Par sa curiosité, Laurin va irrémédiablement se mettre elle-même en danger. Tourné dans des décors naturels, Laurin caractérise à bien des égards ce qui fait l’une des particularité majeure d’un certain cinéma de genres européen : l’ancrage au territoire. Et si cette fois, le jeune cinéaste (il n’a que vingt-quatre ans quand il réalise cette prouesse filmique, cela laisse pantois) préfère utiliser les paysages hongrois pour reconstituer l’image d’Epinal d’un village allemand du début du vingtième, son film est profondément ancré, en cela qu’il ne lésine pas à faire un portrait quasi-documentaire de ce village borné de tradition religieuse, noyé d’idéologies nauséabondes. A l’image, plus tard, du Ruban Blanc (Michael Haneke, 2009) avec lequel le long-métrage de Sigl communique beaucoup, c’est par le prisme du regard d’un enfant que nous est donné à voir toute la brutalité de ce monde d’adultes, celui de la jeune actrice hongroise, Dora Szinetar, illuminant le film de son regard envoûté et de sa présence magnétique.
Les suppléments, toujours riches dans les éditions concoctées par Le Chat qui Fume, sont encore une fois d’une richesse encyclopédique précieuse. Le cinéaste Robert Sigl, notamment, offre quarante minutes d’entretien passionnantes durant lesquelles il nous donne généreusement accès à ses souvenirs du tournage et ses influences. Une conversation avec un être passionné qui renforce le sentiment que le cinéma fantastique, et plus encore le cinéma tout court, est sûrement passé à côté d’un artiste qui aurait pu s’affirmer majeur. Pour prolonger cette exploration des mémoires du tournage, les entretiens avec les acteurs Barnabas Toth et Dora Szinetar ainsi qu’avec le directeur de la photographie Nyika Jancso (dont le travail est pour beaucoup dans la beauté de l’objet) ainsi qu’un making-of de dix minutes raviront les amateurs de contenus éditoriaux à même de prolonger votre fascination pour le film. Autre boni fabuleux, le court-métrage Der Weihnachtsbaum (traduire, Le Sapin de Noël) du même auteur. Que dire enfin, du master proposé dans cette édition, absolument somptueux en tout point, dont la restauration sublime l’image et le son d’un film aussi techniquement puissant. Essentiel, une fois de plus.