Cela en devenait désespérant, jamais le Godzilla original de 1954 n’avait eu le droit à une édition vidéo française digne de ce nom . Seule une VHS éditée par HK Vidéo en 1997 – label créé par un certain Christophe Gans – permettait au public français de découvrir ce film mythique. Avec cette édition combo Blu-Ray/DVD, le catalogue HK – depuis racheté par Metropolitan Films – ressort enfin ce grand classique et ce grand monstre sacré des entrailles de la terre. Pour le plus grand bonheur des cinéphiles que nous sommes.
– Tu n’as rien vu à Hiroshima !
– Si, je l’ai vu… Godzilla !
Malgré les multiples remakes qui n’ont cessé de ternir l’image et l’héritage symbolique du monstre, le vrai, le seul, l’unique, Godzilla (Gojira en japonais), celui réalisé en 1954 par Ishirō Honda pour le fameux studio de la Toho – le bonhomme, contrairement à ce que l’on pense habituellement de lui, n’a pas été le réalisateur d’un seul genre et d’un seul personnage, mais a une filmographie plutôt dense, dont certains films coréalisés avec Akira Kurosawa – n’est pas très connu et vu en France, la faute à une exploitation vidéo quasi nulle – seule une VHS éditée en 1997 dans la collection HK video de Christophe Gans – et peu de passages à la télévision. Et pourtant, sorte de réponse nippone au King Kong (1933) de Ernest B.Shoedsack et Merian C.Cooper, le film est le plus grand représentant d’un cinéma japonais marqué par les tragédies d’Hiroshima et Nagasaki, et le premier d’un sous-genre à part entière, le kaiju-eiga – ou film de monstres géants en japonais.
Après que plusieurs navires aient brusquement rejoint les fonds marins, le Japon est en émoi et cherche les raisons de ces terribles catastrophes. Non loin des lieux du drame, les habitants d’une petite île nommée Odoshima organisent une grande cérémonie pour apaiser la colère de celui qu’ils appellent Gojira, qu’ils présentent comme un dragon marin ancestral. Accompagnant chacune de ses apparitions de gigantesques tempêtes, le monstre finit par dévaster l’île. Sur les lieux de la catastrophe, le professeur Kyohei Yamane mène son enquête et est formel, le trilobite datant du jurassique et les traces de radioactivité trouvée sur les lieux atteste que le monstre aurait pu être réveillé par la bombe atomique qui a frappé le pays dix ans plus tôt, et qui l’aurait fait ressortir des entrailles de la terre.
On limite souvent ce premier Godzilla à l’image déformée d’un divertissement kitsch et un peu idiot. Il faut dire que les différentes suites et remakes ont quelque peu terni l’image sérieuse du monstre pour le transformer en dinosaure idiot qui se bagarre avec d’autres monstres à grand coups d’uppercuts, ce qui lui a vite valu d’être devenu l’un des jouets phares des petits garçons nippons et l’un des plus grands représentants de la culture populaire japonaise. Premier des fameux kaiju-eiga, Godzilla est pourtant l’un des films les plus forts qui aient été faits au Japon sur le traumatisme subi par le pays à la fin de la Seconde guerre mondiale. La peur de l’atome, la plaie béante laissée par les deux explosions de bombes atomiques qui ont dévasté le pays et sa population, est omniprésente de bout en bout dans le film. On y voit une société qui peine à se reconstruire, qui espère plus que tout pouvoir enfin renouer avec sa vie d’avant, et pouvoir tirer un trait sur ses années sombres. Plus encore, par la symbolique de ce dinosaure des temps anciens, émergeant de la terre, c’est toute la culture nippone – dans laquelle les esprits divins, les kamis, sont tous liés à la nature, et sont très souvent des dragons – qui déferle sa colère.
Et pour continuer à démanteler les a-priori, malgré l’utilisation d’un homme dans un costume écrasant des maquettes – alors que le fameux King Kong (1933) était réalisé en animation image par image – le film, comme son cousin américain, garde une beauté intemporelle. L’image un brin kitsch du dinosaure en caoutchouc est surtout l’héritage des nombreuses suites aux rabais produits au Japon. Mais dans cette version originale, les apparitions du monstres sont au contraire d’une grande sobriété et d’une grande beauté : son imposante silhouette fondant la nuit, sortant de l’eau avant d’y replonger, ou brisant des lignes à haute tension. Plus qu’un personnage personnifié, ce monstre allégorique revenu à la vie pour tout détruire apparaît comme un colosse, un nuage atomique dans un ciel nocturne, une ombre gigantesque qui déferle sur la ville et la replonge dans la noirceur et l’effroi du traumatisme passé. Écrasant tout sur son passage, son souffle, comme celui de la bombe H, fait fondre le métal, et brûle ce qu’il reste des maisons. Chaque impact de ses pas envoie des souffles qui font vrombir les immeubles et retournent le béton des routes. L’horreur envahit Tokyo, chacun des cris du monstre réveille en chacun des japonais des traumatismes vivaces. L’armée japonaise, affaiblie par sa défaite, peine à lutter face à cette nouvelle attaque. Il n’y a d’autres espoirs que de courir, regarder le ciel, et attendre que la déflagration s’étouffe dans la mer.
Les séquences après la première attaque de Godzilla, montrant un Tokyo ravagé, sous les cendres et les tonnes de béton sont saisissantes tant elles rappellent les rares photographies de la ville d’Hiroshima après le largage de la bombe atomique. Même constat pour ces images où l’on découvre les rescapés entassés à même le sol des hôpitaux, et les médecins qui passent chaque enfant irradié au détecteur de radioactivité. Si la puissance évocatrice du film nous parle encore aujourd’hui, imaginez ce que cela a pu représenter pour le public nippon en 1954. Une seule décennie après le drame, cette société japonaise aurait pu réclamer des comédies musicales et des dessins animés, comme l’a fait le public américain pour oublier les marasmes de la guerre qui venait de se terminer, mais au lieu de ça, c’est un film qui tend un miroir évident sur ce qui constitue un trauma national, le ravive même, en fait un moteur dramatique, et ce, non pas dans le but de faire un succès public ou un divertissement de foule, non : ce Godzilla-là est un film historique parce qu’il a su laisser une trace d’une des plus grandes catastrophes causées par l’homme aux hommes, tout en ayant aidé autant le public japonais à faire son deuil et panser ses plaies, et en invitant le monde à ne jamais oublier.
Concernant cette édition vidéo en bacs dès le 10 mars chez HK Video/Metropolitan Films, que dire d’autre sinon qu’il est quand même très difficile de bouder son plaisir. La sortie française de ce classique du cinéma japonais est un événement en soi. Cela fait plus de vingt ans que l’on attend, amateurs d’un certain genre, une sortie vidéo française, et c’est chose fête avec cette édition combo Blu-Ray/DVD. Magnifique, elle propose une image d’un noir et blanc somptueux – assurément la meilleure copie du film qu’il m’ait été donné de voir – et un son parfait. Malmené d’années en années par des remontages américains et français qui minimisent l’implication des alliés dans le réveil du monstre, le film est ici présenté dans son montage original japonais. La version française propose le doublage de l’époque de la sortie en salle du film dans l’hexagone, en 1957, une version qui était écourtée pour l’exploitation française et qui nécessite donc, ponctuellement, un recours aux sous-titres. En bonus, on appréciera d’y retrouver la suite du film Le Retour de Godzilla (1955) bien qu’on regrettera que, certes moins intéressant – il capitalise sur le succès du premier film et est le premier à faire combattre Godzilla avec un autre monstre, ici Anguirus -, il n’ait pas le droit à son propre Blu-Ray et soit obligé de se contenter d’être glissé dans les bonus de son grand frère. Pour le reste, sobre, classe, du menu jusqu’à la jaquette, ce Blu-Ray prend les pourtours de prestige qu’on attendait de lui.
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