Noyés entre les franchises d’animation et les sagas super-héroïques et/ou de l’espace, les amateurs d’un certain cinéma qui fait pas genre trouveront leur bonheur au fin fond du catalogue massif de Disney+. Aujourd’hui, on vous propose de (re)découvrir Jack (1996), long-métrage étonnant et détonnant dans la filmographie de Francis Ford Coppola.
L’Etrange Histoire de Jack Powell
Bien qu’elle puisse paraître improbable venant d’un cinéaste qui a réalisé des chefs-d’œuvre aussi “adultes” que Apocalypse Now (1979), Dracula (1992) ou la trilogie Le Parrain (1972-1990), la relation entre Francis Ford Coppola et les studios Disney n’est pas l’affaire d’un projet. Criblé de dettes depuis l’échec commercial retentissant de Coup de Coeur (1982), Coppola est contraint d’accepter les commandes que son camarade et ami George Lucas – avec qui il détient la société de production American Zoetrope – lui propose. C’est ainsi que l’histoire entre Coppola et Disney commence. Fraîchement associé avec le studio de Mickey pour adapter l’univers Star Wars dans les parcs à thème de la marque, Lucas développe des histoires parallèles à l’univers de sa saga intergalactique destinées à devenir des attractions à leur tour. C’est ainsi qu’il écrit et pense Captain Eo (1986), film en 4DX avant l’heure mettant en scène la star internationale de l’époque, Michael Jackson, dans le rôle d’un capitaine de vaisseau spatial chargé de rétablir la paix dans la galaxie. Nous avions déjà consacré un article à l’historique de ce projet fou qui réunit alors les plus grands artistes créatifs des années quatre-vingt, donc nous n’y reviendrons pas et vous inciterons plutôt à lire l’article en question. Francis Ford Coppola met en scène ce court-métrage de vingt-quatre minutes et empoche au passage un sacré chèque. Entre la fin des années 1980 et le début des années 1990, sous l’impulsion de son directeur de l’époque, Michael Eisner, The Walt Disney Company essaie de diversifier son activité et son public cible, avec une volonté d’élargir son spectre d’influence aux adultes. Pour ce faire, le studio achète (déjà) à tout-va d’autres studios indépendants ou en créé d’autres – Miramax, Touchstone, Hollywood Pictures – dans le but de produire des longs-métrages répondant à cette nouvelle stratégie sans les accoler directement au sceau si reconnaissable de la marque Disney. C’est cette manœuvre d’hyper-contrôle de l’espace médiatique mis en place par Eisner, qui servira, durant les trente années qui suivirent, de gouvernail pour les différentes présidences qui lui succéderont. La malice de Eisner, à l’époque, est d’utiliser ces nouveaux studios pour d’une part, faire grossir les caisses de la société – dans ces années-là, The Walt Disney Company est déjà, de façon souterraine, omniprésente en salles – mais aussi attirer les grands auteurs du moments dans ses filets.
C’est dans ce contexte que Francis Ford Coppola se retrouve à nouveau à s’acoquiner avec l’Empire du divertissement, en 1996. Il faut dire qu’il n’a pas le choix. Voilà maintenant dix années qu’il tourne moins par désir que pour rembourser ses dettes. Il accepte donc de réaliser Jack (1996) pour le compte de la filiale de Disney, Hollywood Pictures, avec comme seule motivation au départ de rembourser ce qu’il doit : « J’ai accepté de tourner Jack car je devais encore deux films aux banques… » (Télérama, 2007). Pourtant, même si, sur le papier, cette histoire d’un enfant qui naît avec une maladie le condamnant à vieillir quatre fois plus vite (et qui est donc, à dix ans, enfermé dans un corps d’adulte) semble éloignée de l’univers de Coppola, le cinéaste avoue qu’il ne renie pas le long-métrage parce qu’il s’inscrit, pour lui, dans sa filmographie de façon plus personnelle qu’il n’y paraît. D’abord, le film est une sorte de variation d’un de ses chefs-d’œuvre plus légers, Peggy Sue s’est mariée (1987) réalisé dix années plus tôt, dans lequel une femme d’âge mûre se réveille un matin dans son corps d’adolescente. De son propre aveux, Peggy Sue n’est pas un film très personnel pour Coppola, si bien qu’accepter de réaliser Jack était une forme de ré-appropriation de ce sujet, que le récit retourne de façon plus dramatique qu’enchanteur. Car le drame qui se noue autour de ce personnage si touchant de Jack – incarné par le remarquable Robin Williams, on y reviendra – réside dans le fait que ce garçon est condamné à ne jamais pouvoir vivre pleinement sa vie. Compliqué de vivre son enfance convenablement quand on est déjà enfermé dans une enveloppe adulte, difficile de vivre les premiers émois de l’adolescence quand on est déjà un vieillard et tout bonnement impossible de vivre sa vie d’adultes quand, à cet âge, on est déjà un macchabée. C’est justement cette dimension très triste et sombre du récit qui permit à Coppola de s’investir davantage dans l’histoire qu’il racontait : « J’ai pensé au fils que j’avais perdu : même s’il n’a vécu que vingt-deux ans, ce furent des années très complètes. Il a débuté dans le cinéma en tournant avec moi, il a multiplié les expériences, il a même eu un enfant, ce qu’il n’a pas su. Vous pouvez vivre cent ans et ne pas avoir une vie pleine et complète. Le scénario de Jack me ramenait à ces questions-là ». En réalité, cette question du vieillissement, du temps qui passe sur les corps, hante le cinéma de Coppola au point d’en être même l’un des piliers. La trilogie du Parrain en premier lieu, reste, outre l’histoire d’une famille mafieuse sur plusieurs décades, le portrait intime d’hommes qui vieillissent et questionnent leurs héritages. Même constat quand on se penche sur la poésie macabre et ensorcelante de son Dracula (1992), en quête éternelle de jeunesse retrouvée. Plus tard, il continuera d’ailleurs cette réflexion dans L’Homme sans âge (2007) dans lequel un homme, après avoir été frappé par la foudre, rajeunit miraculeusement.
Le flaire de la Walt Disney Company est donc, à cette époque, de ne pas systématiquement avoir recours à des « faiseurs » – ces petits soldats, obéissants mais sans grand talent – comme c’est majoritairement le cas aujourd’hui. La malice de Eisner est d’aller convaincre Coppola de réaliser ce scripte de James DeMonaco – on le connaît depuis pour avoir réalisé depuis la saga des American Nightmare (2013-2016) aussi connu sous son titre original The Purge – parce qu’il sait pertinemment que c’est un sujet qui peut toucher la sensibilité de cet immense cinéaste. Pourtant, d’un point de vue marketing, l’opération est promptement opportuniste de la part de Michael Eisner, puisque, s’il s’assure que la réalisation sera inspirée et qu’il tirera avec Coppola de ce scénario le meilleur, il se gardera bien d’apposer le nom de ce cinéaste qui fait un cinéma habituellement très adulte, sur le matériel promotionnel de cette comédie familiale. L’objet est donc vendu principalement sur le nom de son acteur Robin Williams, alors au sommet de sa carrière s’étant imposé comme le visage le plus familier et apprécié du cinéma populaire et familial américain. Après Hook ou la revanche du Capitaine Crochet (Steven Spielberg, 1991), Madame Doubtfire (Chris Colombus, 1993), sa prestation vocale remarquable dans Aladdin (John Musker & Ron Clements, 1992) et le carton international de Jumanji (Joe Johnston, 1995) il vient tout juste d’être oscarisé pour sa prestation sensible dans Will Hunting (Gus Van Sant, 1997). En incarnant Jack Powell, l’acteur livre une nouvelle performance subtile et émouvante. Il n’est pas étonnant qu’il soit choisi pour le rôle, car si la question de la jeunesse perdue à retrouver est un des sujets phares de la filmographie de Coppola, c’est aussi le cas pour celle de Robin Williams – on y reviendra dans les semaines à venir, dans un article dédié.
Le long-métrage de Coppola est assez représentatif des productions familiales de l’époque : sensible, jamais régressive, jamais potache – et ce même quand il s’abandonne dans des séquences de concours de pets – et assumant pleinement sa dimension mélodramatique. En résulte un film mélancolique et tendre, qui outre la performance remarquable de son interprète principal est aussi truffé de seconds rôles parfaits et, de surcroît, assez rares au cinéma. On pense par exemple à Fran Drescher, la fameuse Nounou d’Enfer (1993-1999) géniale en mère célibataire aux mœurs libérés et une autre star de la télévision des années 80-90, Bill Cosby du Cosby Show (1984-1992) qui démontrait alors qu’il était autre chose qu’un acteur comique, dans un contre-emploi dramatique étonnant. On soulignera aussi la présence de Jennifer Lopez, parfaite en professeur des écoles, et l’émouvante composition de Diane Lane qui incarne la mère de Jack. Loin d’être le long-métrage le plus connu de la filmographie de son réalisateur comme de sa tête d’affiche, Jack se (re)découvre donc avec plaisir et surprise, méritant, le temps passé, d’être remis à sa juste place dans les carrières de deux des artistes les plus doués de leur génération, réunis autour d’une thématique qui fut l’une des constantes, pour l’un et l’autre, de leur recherche artistique.