Les Forbans de la Nuit


Dans la lignée de précédentes sorties consacrées à des films noirs cultes, Wild Side livre une édition DVD-Blu-Ray-livret d’une des œuvres les plus marquantes de Jules Dassin, tourné juste avant son exil en France : Les Forbans de la Nuit (1951). Filons sur les pas haletants d’un Richard Widmark en voyou des bas-fonds londoniens.

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Les Dieux ont soif

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Quand on entend le nom Dassin, les moins croulants d’entre nous pensent évidemment au fils Joe, célèbre député de la circonscription du Bas-Rhin à qui l’on doit le concept de piscine municipale et les verrues du même coup. A moins qu’il n’ait été chanteur de variétés auteur de plusieurs tubes qui pour certains tiennent encore bien le choc du temps (L’Été Indien ?)…En attendant de résoudre le doute, c’est la figure de Papa Dassin qui est à l’honneur en ce premier trimestre 2019. Wild Side continue sa collection de combo DVD/Blu-Ray/livret – dans laquelle nous avions déjà chroniqué Mark Dixon détective (Otto, Preminger, 1950), Le Flingueur (Michael Winner, 1972), Tuez Charley Warrick ! (Don Siegel, 1973) dans un autre registre – avec un des films phares de Jules Dassin donc, cinéaste loin d’être inconnu, loin d’être manchot, auteur de longs-métrages qui ont pu faire date dans leurs genres. Jules Dassin est un Américain du Connecticut qui après avoir été plus ou moins assistant sur les plateaux (notamment sur Mr et Mrs Smith d’Alfred Hitchcock en 1941) passe derrière la caméra en 1942, sous contrat avec une MGM alors peu amène avec les velléités artistiques des réalisatrices et autres notions superficielles telles que le final cut. Son salut il le doit entre autres mais avant tout à un triptyque de films noirs dont Les Forbans de la Nuit, tourné en 1951, est le second volet. Cette production occupe une place d’ailleurs particulière dans la carrière de l’homme, puisque c’est son dernier projet avant un exil forcé : en effet, Jules Dassin est sur la fameuse black list érigée par le maccarthysme et balancé par son ami Edward Dmytryk – une trahison dont Jules Dassin semble ne s’être jamais remis, comme on l’en atteste jusque dans ses ultimes interviews – il est contraint de quitter sa terre natale. Direction la France (c’est là que Joe dit merci), pour tourner Du rififi chez les hommes (1955) mais c’est une autre histoire.

Même s’il y a eu des tentatives d’exception telles que La Maison Rouge (Delmer Daves, 1947), le film noir est urbain. Plus exactement, c’est LE genre cinématographique de la ville mais attention, d’une certaine façon de la voir. C’est un lieu de la turpitude, de la pénombre et de la folie de la modernité, symbole d’une humanité dont le vice n’est pas corrigé mais amplifié par le progrès et une prétendue victoire de l’homme sur l’état de nature. La meilleure définition de cette posture est certainement celle de ce titre, The Asphalt Jungle (John Huston, 1950) Quand la ville dort en une appellation française qui est du coup presqu’une antithèse de la VO. Jules Dassin s’est approprié la notion en liant viscéralement chacun de ses grands films noirs à une ville, New-York pour La Cité sans Voiles (1948), Paris pour Du riffifi chez les hommes (1955), Londres pour Les Forbans de la Nuit. De fait, Night and the City (titre anglophone) est une plongée dans le Londres de la magouille chevillée au personnage de Harry, un arnaqueur de première que plus personne ne prend au sérieux à force d’avoir vendu des peigne à des chauves, d’avoir eu des rêves trop grands pour lui. Humilié et ayant une revanche à prendre sur la vie, il pense trouver la combine en manipulant les uns et les autres autour de l’organisation d’un combat de lutte gréco-romaine : il met évidemment le doigt dans un engrenage qui fera sa perte… On a souvent lié le film noir à la dramaturgie tragique antique, bien que bon nombre de ses représentants, grands classiques compris – Le Port de la Drogue (Samuel Fuller, 1953), Association Criminelle (Joseph H. Lewis, 1955) – se finissent bien. Il est clair que Les Forbans de la Nuit,  lui, suit bien la logique de la tragédie et celle d’une vision obscure de la cité.

Harry est un homme qui tente de faire son trou dans une véritable mélasse humaine, livrée dans une remarquable espèce de radiographie de la pourriture, où chaque personnage représente un degré. Lui, c’est un homme intelligent mais qui, hélas, n’a finalement pas su éviter de se laisser corrompre par son environnement. Sa revanche sur la vie (on découvre, au détour d’un dialogue lancé négligemment en toute fin de séquence, le pourquoi de cette soif), il a souhaité l’arracher par les mêmes voies que les voyous qu’il fréquente. Il aurait pu faire autrement, au fond tout le monde peut faire autrement : sa compagne incarnée par Gene Tierney en est l’exemple, elle qui tente de le ramener à la vertu sans succès. Mais fait étrange, ceux qui choisissent la voie de l’honnêteté sont rares. L’Amour dans tout ça ? Il existe. Mais avec un aspect racinien, il mène au naufrage, peut-être même plus que la misère. Dans Les Forbans de la Nuit on tue pour l’Amour d’un père, pour celui d’une femme croqueuse de diamants. On va au bout d’une fatalité qui paraît implacable, quitte à supprimer l’autre, quitte à disparaître soi-même. Lorsque survient le générique de fin, beaucoup de coupables sont punis, mais le méritent-ils plus que ceux qui sont encore en vie  ? Là est l’ambiguïté et la force du pessimisme intrinsèque du film noir, sublimées par une construction de scénario brillante, plaçant, scène par scène, tous les pions (lieux, personnages secondaires) qui se refermeront sur les protagonistes au moment opportun. Partie d’échecs joués par des dieux visiblement assoiffés de sang…

A l’instar des autres combos de Wild Side, l’édition propose le long-métrage de Jules Dassin dans un artwork très séduisant aux teintes bleues épousant à merveille l’ambiance du film. Sur le plan technique, la version restaurée en DVD et en Blu-Ray permettent à la lumière tranchante et à l’esthétique à cheval entre cadres stylisés et éthique documentaire de revêtir leurs plus beaux atouts tandis que la bande son n’a jamais paru aussi propre et travaillée (sentir le boulot lors des séquences de bar ou de la lutte gréco-romaine). Petite particularité, le combo propose l’objet dans sa version US et dans sa version UK (uniquement DVD) un poil plus longue, non validée par Jules Dassin. Pour ce qui est compléments, on trouve l’émission assez ancienne – on le voit au fait que M. Dassin fume sa clope à l’écran normal – diffusée sur Cine Club Classic Le Club où Jules Dassin lui-même est invité à revenir sur sa carrière, ainsi que Running in the dark, un entretien face caméra avec le spécialiste du film noir Glenn Erickson. Le livret de 220 pages concoté par Philippe Garnier, achèvera l’affamé de renseignements sur ce fleuron du film noir qu’est Les Forbans de la Nuit.


A propos de Alexandre Santos

En parallèle d'écrire des scénarios et des pièces de théâtre, Alexandre prend aussi la plume pour dire du mal (et du bien parfois) de ce que font les autres. Considérant "Cannibal Holocaust", Annie Girardot et Yasujiro Ozu comme trois des plus beaux cadeaux offerts par les Dieux du Cinéma, il a un certain mal à avoir des goûts cohérents mais suit pour ça un traitement à l'Institut Gérard Jugnot de Jouy-le-Moutiers. Spécialiste des westerns et films noirs des années 50, il peut parfois surprendre son monde en défendant un cinéma "indéfendable" et trash. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/s2uTM

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