Après s’être fait remarquer avec leur humour noir et gras, made in Groland, et leur faculté à inventer des road movies grotesques politico-sociaux, le duo Délépine et Kervern revient avec ce Grand Soir qui sédentarise leur caméra dans une zone commerciale péri-urbaine. Quid de ce film, qui pourrait bien être l’aube d’un renouveau du cinéma de ces deux comparses?
Les Cowboys et les Indiens
Depuis leur premier long-métrage Aaltra (2004) le duo Benoît Délépine / Gustave Kervern s’est forgé une réputation de couple de marginaux dans la sphère du cinéma français. Leurs films, le plus souvent fauchés, étant des porte-étendards d’un cinéma social, en dehors des sentiers battus. Politique et absurde à la fois, parfois graveleux, leur cinéma lorgne autant du côté de celui de Kaurismaki – pour ses enjeux sociaux et sa verve poétique – que du côté de l’humour noir et gras de l’émission Groland dont ils sont les principaux auteurs. Leur filmographie s’intéresse aux marginaux, aux rejetés de la société – des handicapés aux toxicomanes, en passant par les chômeurs et les retraités – et puis donc, les punks à chiens. Le Grand Soir, c’est l’histoire de deux frangins, l’un (Albert Dupontel) est vendeur dans un magasin de literie où il peine à faire ses preuves et à séduire le client. L’autre (Benoît Poelvoorde) se fait appeler NOT – c’est important – et est le plus vieux punk à chien d’Europe. Le premier rêve d’une vie rangée, “aux normes” dit-il, tandis que le second est un anarchiste dans l’âme, qui aimerait créer un mouvement de révolution et les faire exploser… les normes. Quand l’un perd son job, l’autre l’initie à la punk attitude.
Vous l’aurez compris, le nouveau film du duo revêt à peu près tous les apparats de leur filmographie habituelle: profond ancrage dans la réalité sociale et discours politique. Néanmoins, l’humour noir et parfois gras dont la paire de réalisateurs nous avaient habitué entre deux scènes militantes, est ici laissé au placard et laisse grâce à une poésie naïve terriblement touchante. Une poésie qui tient principalement par la prestation habitée de son duo d’acteurs, formé par Albert Dupontel et Benoît Poelvoorde, incroyables, qui constituent une paire de marginaux complémentaires, et un vrai duo de cinéma. NOT avec son petit chien inoffensif – mais qui s’attaque quand même souvent aux panneaux publicitaires – a fait le choix de se marginaliser de lui-même, de rejeter la société, de lui dire “fuck” comme le font les vrais punk. Jean-Pierre, son frère, sort plutôt d’un divorce difficile avec la société, qui lui a foutu les glandes en l’abandonnant sur le bord de la route, comme ça, d’un coup d’un seul, et qui plus est en même temps que sa femme. Le premier est un vrai gosse, écorché vif et dur à cuir à la fois, et il va apprendre à son frangin à redevenir l’enfant qu’il a cessé d’être. Leur périple n’est donc pas simplement celui de deux écorchés de la vie, c’est celui de deux frères qui ne se parlaient pas et qui décident de revivre l’enfance qu’ils n’ont jamais partagée. Ce retour aux sources se passe sous les yeux hagards de leurs deux déjantés de parents, campés par le non-moins déjanté couple à la ville Areski Belkacem / Brigitte Fontaine. Cette dernière, fidèle à sa réputation, donne à chaque geste du quotidien – tel qu’éplucher des patates – une intensité dramatique et/ou cosmique dont elle seule saurait déceler l’incroyable.
En plaçant l’action de leur film dans une zone commerciale péri-urbaine, Délépine et Kervern mettent en image et en lumière un lieu rarement sublimé au cinéma. Là où la plupart de leurs précédents films s’organisaient tels des road-movies, Le Grand Soir s’apparente plus à un western à ciel ouvert dont la Sierra Madre serait le parking du Auchan. Les gus qui y jouent aux cowboys et aux indiens en se tirant dessus, cachés derrière les caddies, sont tous, à leur manière, les rejetons hybrides et monstrueux de la société. Certains marchent pour elle, d’autres, mal dressés, montrent les crocs. Le discours du film n’est donc pas de dénoncer les gens aux normes, ni de rendre honneur aux gens qui les refusent. Non, Le Grand Soir est une cartographie poétique et désabusée de cette société mettant clairement en avant que cette dernière est face à l’impossibilité flagrante d’une révolte organisée.
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