Near Death Experience 1


Après le brûlot punk sentimental et désabusé qu’était Le Grand Soir, le duo Délépine/Kervern revient aux affaires, pour une marche funèbre dans les calanques marseillaises menée par Michel Houellebecq.

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J’m’en fous, j’suis mort !

Peu friand du premier cinéma du duo Délépine/Kervern – jusqu’à Mammuth, film transitoire, le cul (de Gérard) entre deux chaises – j’avais été totalement séduit et ému par la poésie semi-naïve/semi-révolutionnaire de leur dernier film en date Le Grand Soir, c’est donc avec une grande excitation que j’attendais de découvrir ce petit film tourné dans les montagnes de Marseille, avec peu de moyen – 100 000 euros, 10 jours de tournage, une caméra DV – et un Michel Houellebecq dans son premier grand rôle de cinéma après avoir donné de sa trogne difforme dans L’Enlèvement de Michel Houellebecq, un téléfilm Arte réalisé Capture d’écran 2014-09-25 à 13.18.15par Guillaume Nicloux.

Sur le papier, on retrouve d’emblée l’univers du duo, leur volonté de délivrer un cinéma social qui s’affranchit du pathos, du matraquage politique ou des petites leçons. Un cinéma engagé, militant, mais qui évite de brandir des slogans et de tendre un miroir aux spectateurs. La vocation du cinéma de Délépine/Kervern n’est pas de sensibiliser le petit peuple bourgeois des salles d’art et essai aux malheurs du monde pendant deux jours et une nuit, mais de rendre grâce de la sensibilité des petites gens, des gueules cassées par la vie, des vrais sensibles, des artistes incompris, des accidentés, des malheureux, des combattants, des révolutionnaires, et de tous ceux qui ne s’accommodent plus à l’environnement qui leur est imposé. C’est le cas de Paul, le zéro incarné par Michel Houellebecq, qui constate ce beau jour ensoleillé, qu’il atteint un point de non retour, la fin du chemin, comme il dit. Agent téléphonique chez France Telecom, il partage son cerveau entre le bis repetita de la petite ritournelle qu’il doit servir aux gens au bout du fil – jouant la comédie pour lui même, forçant son sourire, apaisant la voix – et les insultes qu’il reçoit de clients mécontents. Père de famille fatigué, il broie du noir quand il ne boit pas des cubis entiers qu’il presse jusqu’à la dernière goutte, comme on presse le raisin qui donnera le vin. Un jour, probablement celui de trop, Paul enfourche son vélo dans sa plus belle combinaison moulante et s’en va Capture d’écran 2014-09-25 à 13.17.29prendre l’air dans les coteaux verdoyants alentour. C’est décidé, pour lui, ce vendredi 13 sera le jour de son dernier sprint, l’ascension du dernier col. A la fin, pas de maillot jaune, même pas celui à pois, simplement la mort comme Champs-Élysées.

Son vélo abandonné aux hautes herbes, Michel Houellebecq traîne des pieds, dandinant sa carcasse usée sur des kilomètres, dans une grande communion avec la nature surplombée de moments de doute, de traits d’esprit, et d’intimes réflexions. C’est précisément dans ces moments que le film capte une poésie bouleversante d’une grande puissance. Ce zéro devient vite un anti-héros, dont chacune des saillies philosophiques, agrémentées de souvenirs plus ou moins touchants, le constitue toujours plus comme une sorte de poète maudit, quelque part entre le spleen de Baudelaire – dont un poème revient sporadiquement dans le film – et Le voyageur contemplant une mer de nuages du fameux tableau romantique de Caspar David Friedrich. Le geste désespéré du personnage n’est pas un appel au secours, mais un appel vaillant à la liberté, retenu par la volonté ténue de ne pas quitter totalement les fers qu’on lui a mis durant tant d’années. On retrouve là le même paradoxe qui animait Le Grand Soir, dans lequel ces deux héros, plus vieux punk à chien d’Europe et punk wannabe, tentaient d’instaurer une révolution organisée avant de comprendre que celle-ci était résolument impossible. L’idée émanant des deux films est la même, la société actuelle formatent les gens à accepter une semi-liberté comme des animaux au zoo, et ce formatage empêche à bien des désaxés (comprendre, qui ne choisissent pas de suivre la ligne) tout passage à l’acte. Dans l’un de ses traits d’esprits, caspar_david_friedrich_032.1221087067après plusieurs jours passé à dormir à même le sol et la terre, Paul se résigne à accepter que l’homme moderne est fait pour le confort, et qu’il est logique de profiter des améliorations du quotidien, quitte à souffrir de son asservissement à cette société de consommation.

Au milieu de cela, on retrouve toujours le décalage burlesque et absurde qui a fait la marque du duo de Groland : des questionnements existentiels d’une grande profondeur s’enchevêtrent avec des parties de « tu me tiens, je te tiens par la barbichette » et concours de petits cyclistes avec un autre égaré, croisé dans le maquis – peut-être un fantôme ? – qui donne lieu aux scènes les plus drôles du film, mais aussi à une respiration bien sentie ajoutant une petite parenthèse pleine de tendresse à l’entreprise auto-destructrice du personnage principal. Alors qu’au point de non retour de son escapade bucolique, son ras-le-bol de cette société qui dogmatise et stigmatise en même temps – il faut être viril, ne pas être un raté, avoir un boulot, aimer telle ou telle chose, en détester d’autres – ne lui apparaît finalement plus comme une raison valable d’en finir, Paul s’embarque dans une dernière descente vers la civilisation, traînant ce qui lui reste de force dans les jambes sur le bitume qui conduit vers le vrai monde. Une belle jeune femme arrête sa voiture et lui propose de le conduire au prochain village, est-ce à nouveau la belle Endorphine, déesse qui lui sauva la peau et lui redonna du courage quelques temps plus tôt ? Quoi qu’il en soit, un bouquet sommaire de chardons et mauvaises herbes à la main, Paul semble vouloir faire l’effort de reprendre la route. « Ce bouquet c’est pour votre amoureuse ? C’est beau d’être amoureux. A votre âge je veux dire ». Et soudain, Paul en est certain, il préférera la sortie de route.


A propos de Joris Laquittant

Sorti diplômé du département Montage de la Fémis en 2017, Joris monte et réalise des films en parallèle de son activité de Rédacteur en Chef tyrannique sur Fais pas Genre (ou inversement). A noter aussi qu'il est éleveur d'un Mogwaï depuis 2021 et qu'il a été témoin du Rayon Bleu. Ses spécialités sont le cinéma de genre populaire des années 80/90 et tout spécialement la filmographie de Joe Dante, le cinéma de genre français et les films de monstres. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/sJxKY


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