La sortie du nouveau long-métrage de Kathryn Bigelow, A House of Dynamite (2025) est l’occasion rêvée de revenir sur une cinéaste qui nous fascine particulièrement. Avant d’être la première femme oscarisée pour la réalisation – Démineurs (2008) – elle est surtout une cinéaste qui n’a jamais cessé de s’attaquer aux marges et aux codes du cinéma de genres. Westerns crépusculaires, thrillers nerveux, vampires dégoulinants de sang, sous-marins confinés, huis clos étouffants et guerres filmées au plus près des corps. Son œuvre ressemble à une traversée des genres américains, passée au filtre d’un regard à la fois viscéral, politique et incroyablement révélateur.

« Zero Dark Thirty » © Tous droits réservés
Rupture(s)

« The Set-Up » © Tous droits réservés
En 1978, Kathryn Bigelow achève ses études de cinéma avec un court-métrage d’une quinzaine de minutes intitulé The Set-Up. Le titre dit tout puisque ce film est la mise en place de ce qui sera son cinéma à venir. Le principe est aussi simple que radical : pendant un quart d’heure, elle filme une bagarre entre deux hommes, une lutte qui semble se répéter à l’infini, tandis qu’une voix off vient décortiquer chaque mouvement, comme une dissection clinique de la violence. Cet aspect conceptuel doit beaucoup à son parcours : avant de se tourner vers le cinéma, Bigelow voulait devenir peintre et a étudié l’art contemporain. Mais rapidement la vidéo lui apparaît comme un médium plus direct, plus percutant, un champ où l’expérimentation peut se conjuguer à l’énergie brute des images. Dans The Set-Up, on retrouve déjà cette tension fondamentale de montrer la violence dans toute sa crudité tout en l’analysant. La penser et la détourner de son statut de simple spectacle auquel le cinéma hollywoodien, puis les chaînes d’infos en continu, nous ont progressivement habitués. Cette intuition s’affine lorsqu’elle découvre, à New York, un double programme durant lequel est projeté La Horde sauvage (Sam Peckinpah, 1969). La fin du film, avec sa fusillade apocalyptique, fonctionne à la fois comme une pure orgie de violence avec ses ralentis, ses gerbes de sang et ses corps qui chutent en cadence, et comme un moment de réflexion politique sur la place de la violence dans l’histoire américaine et dans son cinéma. Bigelow semble alors comprendre que c’est précisément dans cette contradiction que se loge le vrai potentiel du cinéma de genres puisque ces films produisent une intensité physique qui, en débordant, devient un commentaire critique sur la société qui la produit. Une matrice que Bigelow va rejouer encore et encore durant une grande partie de sa carrière, jusqu’à ce qui semble être un aboutissement : une séquence de fusillade en plein désert, au cœur du film Démineurs (2009). Cette scène de violence soudaine agit comme un révélateur de l’intériorité du protagoniste, incarné par Jeremy Renner. On découvre alors que ce soldat – méta spectateur de films d’action – est en quelque sorte à la recherche de cette violence, et de la dose d’adrénaline que cette scène procure.

« The Loveless » © Tous droits réservés
Le premier long-métrage de Kathryn Bigelow est une co-réalisation avec Monty Montgomery – oui, le cowboy mutique de Mulholland Drive (David Lynch, 2001) – et s’intitule The Loveless (1982). Il s’inscrit dans un genre bien précis que l’on appelle communément « le film de bikers », héritier direct de l’imagerie des années 1960 et 1970. Cuir noir, motos pétaradantes, codes d’honneur virils et errances sur les routes sans fin, tout l’arsenal est là. Le récit, en apparence minimaliste, raconte l’escale d’une bande de motards dans un drive-in perdu au milieu de nulle part. Fidèle à son approche, la cinéaste ne se contente pas de rejouer les codes d’un genre deux décennies après son âge d’or, puisque très vite, elle déplace le centre de gravité du récit. Le film ne s’intéresse plus tant au groupe qu’à un personnage en particulier, Vance, interprété par un tout jeune Willem Dafoe. À travers ce personnage, The Loveless glisse progressivement du film de bikers balisé vers un portrait plus intime et métaphysique. Ce geste de détournement témoigne déjà d’une des autres singularités de la réalisatrice, dont la mise en scène mêle régulièrement les codes de genres différents. Elle convoque ses influences, notamment le cinéma de Douglas Sirk chez qui les corps sont des surfaces d’expression : Bigelow reprend son sens aigu de l’érotisation, appliqué ici aux bikers et à leur virilité en cuir, croisant ainsi deux univers a priori antagonistes que sont le film de bikers et le mélodrame sirkien.

« Point Break » © Tous droits réservés
L’érotisation des corps masculins trouve sans doute son aboutissement dans Point Break (1991), le film culte où Bigelow oppose deux figures archétypales de la masculinité américaine : Johnny Utah – au nom le plus patriotique possible – incarné par Keanu Reeves, et Bodhi, le braqueur de banques charismatique joué par Patrick Swayze. Dès la séquence d’ouverture, Bigelow annonce son programme à travers un montage parallèle qui juxtapose l’entraînement des deux personnages : Reeves, trempé par la pluie, muscles tendus, le tee-shirt collé au corps, perfectionne son tir à l’arme de poing tandis que Swayze, tout en maîtrise et en grâce, défie les vagues, le corps parfaitement aligné avec sa planche de surf. L’un tire, l’autre glisse, l’un transperce la cible et l’autre se fond dans l’océan. Chaque geste est érotisé et magnifié, au point que l’alternance régulière des images tisse une correspondance intime entre eux : la vague de Bodhi semble se prolonger dans les gouttes qui éclaboussent Johnny Utah. Ce montage, au-delà d’une simple juxtaposition, instaure une tension homo-érotique sous-jacente qui irrigue tout le film. La relation entre les deux hommes oscille en permanence entre affrontement et séduction jusqu’à son apogée dans le climax où la confrontation prend des airs de déclaration d’amour tragique. Rarement un film d’action hollywoodien aura poussé aussi loin cette mise en scène du désir entre deux adversaires, transformant un duel policier en mélodrame romantique.

« Détroit » © Tous droits réservés
Qu’il s’agisse de violence, de désir ou de marginalité, la cinéaste filme toujours ce qui est refoulé et le projette en pleine lumière. La violence n’est jamais gratuite ni décorative, elle est le moteur qui propulse ses films vers ce qu’on pourrait appeler le point break, soit littéralement le point de rupture. Ce moment d’éclatement, de saturation, constitue toujours l’horizon de son cinéma et la promesse qu’au-delà du fracas quelque chose de profondément enfoui surgira enfin. Chaque film semble tendre vers cet instant où les masques tombent. Dans Detroit (2017) des policiers torturent physiquement et mentalement les résidents de l’hôtel Algiers jusqu’à ce que l’un d’entre eux accepte de s’inventer une culpabilité, voulant les faire atteindre leur propre point de rupture. Dans Zero Dark Thirty (2012), cette logique atteint un sommet glaçant avec la séquence d’ouverture, controversée, scène de torture au cours de laquelle un personnage lâche cette réplique lourde de sens : « Tout le monde finit par craquer, c’est biologique. » Cette phrase n’est pas seulement un commentaire sur ce que l’on voit mais une véritable prophétie, puisqu’elle annonce le point de rupture qui se réalisera à la toute fin du film. Après trois heures d’une concentration inébranlable, la protagoniste interprétée par Jessica Chastain, toujours stoïque, finit par céder et dans l’ultime plan, alors qu’elle est assise à bord d’un avion la ramenant enfin aux États-Unis après avoir réussi sa mission d’éliminer Ben Laden, se laisse envahir par des émotions contradictoires qui la bouleversent. Son visage se fissure et laisse affluer les larmes. Cette idée de faire du point de rupture émotionnel le climax du récit est parfaite puisqu’elle permet de mettre de côté l’aspect guerrier – un précédent climax d’une quarantaine de minutes se trouve un peu plus tôt, avec cette séquence de l’assaut contre la maison d’Oussama Ben Laden – pour revenir à l’essentiel, le regard que Bigelow pose sur le vrai personnage principal de cette histoire.

« Stange Days » © Tous droits réservés
Cette envie de provoquer des points de rupture, de fissurer les cadres établis, se retrouve pleinement dans la manière qu’a Kathryn Bigelow de faire s’entrechoquer les genres pour mieux les faire muter. Chez elle, le choc est toujours fécond : il ne s’agit pas de simplement mélanger les codes mais de les pousser à la collision, de provoquer l’explosion d’où naîtra un nouveau regard possible. La réalisatrice n’emprunte pas les conventions du western, du film d’action ou du polar pour les reproduire, elle les plie, les tord, les fait craquer jusqu’au point de rupture. Son cinéma cherche sans cesse à rompre avec les habitudes du spectateur américain, à le désarçonner dans ses certitudes narratives et morales. C’est notamment ce qu’elle parvient à faire dans Aux Frontières de l’aube (1987), son second long-métrage et peut-être son plus radicalement hybride. Elle y mêle la mythologie vampirique au western crépusculaire, la romance adolescente à la brutalité du road movie. Oubliez les bisseries du type Billy the Kid contre Dracula (Billy Beaudine, 1966) : ici le ton est résolument sérieux et la rencontre entre western et film de vampires donne naissance à un objet hybride, sombre et fascinant. Le western devient crépusculaire – buveurs de sang obligent – et le récit prend la forme d’un road movie sanglant à travers une Amérique nocturne peuplée de figures marginales. Là où Bigelow frappe fort, c’est dans son regard. Comme le remarquait Pauline Kael – sans doute la critique américaine la plus influente – le film s’intéresse à une Amérique bien précise qui est celle des « outlaws », des marginaux qui roulent en van et des « bikers », en bref une Amérique de contre-culture. Et quoi de plus logique que d’utiliser le cinéma de genres pour représenter cette part marginale de l’Amérique ? Après tout, les films fantastiques, de science-fiction ou d’horreur en sont par essence l’expression et le vecteur. Ce geste traversera toute sa carrière : utiliser le genre, et la violence qui lui est consubstantielle, comme un révélateur culturel. Dans Point Break, c’est l’infiltration de Johnny Utah dans le gang de braqueurs qui dévoile les deux visages d’une Amérique souterraine : lumineuse avec la culture du surf et obscure avec les groupuscules suprémacistes. Dans Strange Days (1995), son chef-d’œuvre, Bigelow s’attaque à une autre contre-culture, cette fois encore balbutiante, le cyberpunk, né à peine dix ans plus tôt avec Neuromancien (1984) de William Gibson, et qu’elle transpose au cinéma avec une acuité visionnaire.

« A House of Dynamite » © Netflix
À chaque fois, l’enjeu est le même, faire du genre un outil d’exploration, un scalpel qui incise les chairs de l’Amérique pour en révéler ce qui se cache sous la surface. Sa volonté de créer des contre-pieds que ce soit par l’entrechoquement des genres ou le déplacement de regards n’est que le prolongement de son attirance pour les points de ruptures. Une séquence cristallise particulièrement cette idée bigelownienne que regarder, c’est prendre corps, habiter la place d’un autre et parfois jusqu’à l’insoutenable. Dans Strange Days, la séquence la plus dure du récit n’est pas une explosion ni une fusillade mais une scène de viol dans laquelle la victime, équipée d’un casque VR, est contrainte de vivre l’agression depuis la perception de son bourreau. Ce dispositif cauchemardesque condense à lui seul la démarche de Kathryn Bigelow, nous forcer à éprouver la violence de l’intérieur, presque physiquement, à travers la mise en scène. Ce geste se retrouve partout dans son cinéma. Dans Point Break, Johnny Utah doit littéralement devenir un autre, s’infiltrer en se laissant contaminer par l’ivresse des sports extrêmes. Dans Detroit, la cinéaste choisit de placer le spectateur dans les yeux d’un policier raciste et alterne sans cesse ce point de vue avec celui de l’une de ses victimes, jusqu’à l’éclatement de la violence. Dans Démineurs, elle colle la caméra à l’épaule de son protagoniste, transformant l’expérience de guerre en ressenti viscéral, vécu au plus près du corps. A chaque fois, elle surprend : là où on attend un récit global sur la guerre en Irak, elle cadre l’obsession d’un seul soldat. Là où un film sur la Guerre Froide aurait pu glorifier l’Amérique, K-19 : le piège des profondeurs adopte le point de vue soviétique ; là où la traque de Ben Laden est devenue une image officielle – celle d’Obama et de son staff dans la situation room – Zero Dark Thirty prend le contrechamp des agents anonymes qui ont rendu cette opération possible. Cette logique du contre-pied se poursuit jusque dans son nouveau long-métrage, A House of Dynamite (2025), présenté à la Mostra de Venise. Bigelow revient à la situation room de la Maison Blanche mais cette fois en en faisant le véritable décor de son film. Après s’être intéressée aux marges, elle filme le centre du pouvoir et le lieu même où se négocient, dans l’ombre, les violences à venir. De quoi confirmer que, plus qu’une cinéaste de la violence, Kathryn Bigelow est avant tout une cinéaste du regard.


