Adapté d’un livre d’Edogawa Rampo, Teruo Hishii livre avec L’Effrayant Docteur Hijikata (1969) un film d’exploitation bien singulier, allant bien au-delà des attendus du genre. La sortie du long-métrage (pour la première fois en France) en Blu-ray par Le Chat qui Fume est une parfaite occasion de découvrir cette pépite bien à part du genre eroguro.

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La Monstrueuse Parade
Comme souvent dans le cinéma d’exploitation japonais des années 60 à 80, avec L’Effrayant Docteur Hijikata il ne faut pas s’arrêter aux apparences. Le nom français comme le nom original – l’horreur des hommes déformés – pourrait vraiment laisser penser à un vague film Z horrifique, énième déclinaison d’un docteur Moreau à la japonaise. De la même façon, avec la classification Eroguro, films de gore érotique, on pourrait craindre une bisserie voyeuriste dont les qualités cinématographiques seraient plus que douteuses. D’une certaine manière, L’Effrayant Docteur Hijikata est un peu tout ça. Et pourtant, se cantonner à le qualifier de la sorte semblerait toujours réducteur.

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Hirosuke, un jeune homme enfermé à tort dans un asile psychiatrique, s’en échappe. Il se fait passer pour un autre, disparu, à qui il ressemble comme deux gouttes d’eau. Coïncidence étrange, ils ont la même cicatrice. Tout se complique lorsqu’il semble même se souvenir de la vie de celui dont il a pris la place. Il est ainsi poussé à aller visiter l’île où s’est exilé son père qui a transformé cette île en une sorte d’utopie étrange : marqué par ses propres malformations, il entreprend de transformer toutes sortes de vie en êtres hybrides, déformés, composites. L’intrigue de ce « Docteur Hijikata », d’une certaine manière, importe peu. L’enquête tortueuse de cet homme enfermé on ne sait pourquoi, accusé de meurtre de manière tout aussi mystérieuse, devient bien vite secondaire pour le spectateur dès lors que Hirosuke débarque sur l’île. C’est alors que le film prend tout son sens, toute son ampleur, déchainant toute la création et l’inventivité de la mise en scène pour faire advenir des images proprement hallucinantes. En cela, L’Effrayant Docteur Hijikata dépasse largement le carcan du film d’exploitation pour devenir un terrain d’expérimentation, de jeu, d’expression.
De toute évidence, le film répond aux impératifs de son genre. Du gore et de l’érotisme, il y en a, à n’en pas douter. Pourtant, ici probablement plus que dans la plupart de productions d’exploitation eroguro ou plus tard pinky violence, à l’image des créations étranges du docteur fou, l’hybridation entre ces deux facettes, gore et érotisme, n’a été aussi forte. Le long-métrage tout entier est à l’image de cette femme qui apparait au protagoniste, belle, jeune, et dont on découvrira qu’elle a été fusionnée, tels des siamois à un autre être, déformé, sans âge. Dans le film de Teruo Hishii, impossible de séparer le « beau » de ce qui est considéré, en tout par les personnages, comme « laid ». Le récit entier est le symbole de cette hybridation poussée à l’extrême. Le beau, le laid, tout cela devient caduc ou plutôt, à l’image des créations animales du bon docteur, véritables chimères à la fois grotesques et impressionnantes, il devient évident que ces deux notions sont égales, et même réversibles. Il en est de même pour la danse que pratique le médecin. Tatsumi Hijikata, interprète du fameux « scientifique fou », est en effet un des fondateurs d’un mouvement de danse contemporain japonais, le butō. Ce style, sombre, tortueux, porteur des cicatrices de la Seconde Guerre Mondiale et des remous sociaux des années 60, est pratiqué à plusieurs reprises dans le long-métrage. Là encore, le beau, le grotesque, l’horreur, se côtoient et se mêlent jusqu’à devenir indissociables.
En cela, L’Effrayant Docteur Hijikata tisse des liens avec une grande tradition du cinéma instauré par l’un des plus beaux films du monde Freaks, La Monstrueuse Parade (Tod Browning, 1932), celle d’un renversement complet des puissances où les rebuts de la société, les infirmes, les difformes, les « monstres » prennent le dessus, rendent « l’anormal » plus enviable et plus beau que la pseudo « normalité » réductrice de la société. Entre exploitation et avant-garde, entre beauté et monstruosité, L’effrayant Docteur Hijikata, ressortie en haute définition par Le Chat Qui Fume, est à l’image de ses personnages, un très bel hybride.