Le Orme


Le Chat qui Fume plonge dans l’éther en nous livrant en Blu-Ray un film troublant, thriller somnambule, cauchemar cotonneux, magnifiquement porté par la photographie de Vittorio Storaro : critique de Le Orme, réalisé en 1975 par Luigi Bazzoni.

Gros plan sur Florinda Bolkan où son visage paraît se dédoubler ; issu du film Le Orme.

© Tous Droits Réservés

Somnambule balnéaire

Un engin spatial flotte à côté de la Lune ; scène de rêve, teintée de bleu, issue du film Le Orme.

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On pourrait penser un livre entier d’analyse sur les séquences de rêve, tant la façon dont on s’empare de cette matière implique des traitements différents et des justifications tout aussi opposées. Qu’est-ce qu’une bonne, ou une mauvaise séquence de rêve ? Le rêve saisit le rêveur par son côté nonsensique, son opacité sémantique, il autorise donc tout a priori. On peut se dire assez vite que concevoir une scène onirique n’a donc pas de règles… Ce à quoi on pourrait relever deux oppositions. Premièrement, si le rêve n’a pas de règles, l’utilisation du rêve s’inscrit elle dans une certaine cohérence, celle du style de narration. Le rêve est un outil assez pratique pour nous faire entrer dans l’esprit d’un protagoniste, ce qui explique qu’on en balance parfois comme un cheveu sur la soupe, une seule pauvre scène de rêve, parce que ça nous arrange, dans un film qui, au-delà de ça, ne donne aucune place à l’intériorité de ses personnages. Plus l’onirique est opportuniste, plus il est mauvais, en général. L’apothéose de cet opportunisme étant le twist final, à raison très souvent moqué, visant à nous dévoiler que l’heure et demi que nous venons de nous manger n’était en fait que le songe d’un des héros. Heureusement, beaucoup de longs-métrages offrent une vraie place au rêve, sans opportunisme, en tant que moteur narratif. Dans cette catégorie, on relève toutefois que bien souvent, les séquences de rêve gardent un certain opportunisme. On l’a dit, le rêve est par définition plus ou moins opaque. Tous les rêves, dans nos vies, ne sont pas inintelligibles, certes mais les rêves fuient la plupart du temps et c’est leur essence, leur richesse. Les rêves ont leur langage, décortiqué notamment par la psychanalyse, ou encore par certaines spiritualités. Il y a une herméneutique du rêve depuis la nuit des temps, ce n’est pas pour rien. Ainsi on pourrait dire que tout scène de rêve trop limpide n’est pas une bonne séquence de rêve, c’est une séquence de triche. Le film qui s’emparerait d’une vraie mécanique du rêve, obéissant aux mêmes effets de glissement, de remplacement, de fusion, de liberté associative, prend le risque de perdre le spectateur. Pour la bonne cause, parvenir à transcrire au cinéma l’une des parts les plus fascinantes de notre psyché, ce qu’il est possible de faire, demandez à David Lynch.

La première séquence de Le Orme (Luigi Bazzoni, 1975) est une scène de rêve. Le design sonore – primordial au cinéma en ce qui concerne le rêve – , la couleur de l’image – tantôt bleue, tantôt en noir et blanc – et la scène en elle-même – de la science-fiction, un alunissage – ne laissent aucun doute et c’est bien le seul doute que la scène ne laisse pas. Le sens de ce rêve, plutôt la quête pour le dévoiler, servira de balise au récit : Alice Campos, traductrice à Rome, s’éveille un matin comme les autres après avoir fait ce rêve récurrent sur la Lune. Elle est un peu troublée, mais les choses semblent suivre leurs cours jusqu’à ce que sa responsable lui fasse remarquer qu’elle a été absente trois jours. Alice est stupéfaite : elle n’a pas pu dormir autant ! Lorsqu’elle rentre à son domicile, elle trouve de surcroît une carte postale émanant d’un hôtel en Turquie. Quelque chose lui dit que cela a un lien avec sa perte de mémoire de 72 heures, elle s’y rend, et constate, sur place, qu’on la prend pour une autre jeune femme… Le Orme est un flottement, un long glissement patient mais certain. La réalité doucement se laisse perturber par une incertitude cryptique, qui emprunte de sa force tranquille à la non-étanchéité du rêve. Alice, interprétée par une Florinda Belkan flottante, ne court pas après ces trois jours perdus, elle tangue et nous avec, dans un état de somnambulisme qui vient jeter un trouble de plus en plus palpable autant sur la notion de mémoire – il y a les trois jours d’amnésie, mais aussi le prénom et le visage d’un ancien amoureux, datant de l’adolescence, puis d’un film, lointain, vu durant l’enfance – que sur la notion d’identité – Alice tente de se mettre dans les pas de la femme avec laquelle on la confond, prenant son nom, sa coiffure, pour vérifier, pour s’assurer, de qui elle est… Sans succès. La conclusion du récit ne donnera pas toutes les réponses, et laissera seul à la sensibilité du spectateur de trancher pour la folie, un complot, ou bel et bien la chute des barrières tangibles entre le réel et quelque chose de fantastique.Coffret Blu-Ray du film Le Orme édité par Le Chat Qui Fume.

L’onirisme plutôt lent et l’absence de certitudes pourront dérouter certain(e)s, comme ils pourront séduire les autres dont je fais partie. Le Orme est un voyage, thriller aux échos de Sueurs froides (Alfred Hitchcock, 1958) et L’Année dernière à Marienbad (Alain Resnais, 1961) magnifié par le travail formel conjoint de Luigi Bazzoni, qui nous avait déjà tapé dans l’œil avec le formalisme de son Journée noire pour un bélier (1971) et du maestro de la photographie Vittorio Storaro, présent dans les bonus – aux côtés d’un autre entretien avec l’actrice Ida Galli et de la bande annonce – du Blu-Ray proposé par Le Chat Qui Fume, le temps d’un long entretien d’1h15. La lumière picturale de Storaro sertit une réalisation entêtante de sur-cadrages, de travellings et zooms lents, de gros plans sur les visages hypnotisés : l’éditeur nous permet bien de prolonger la découverte d’une collaboration cinéaste-chef-op de premier ordre dans le cinéma de genre transalpin, et un cinéaste, Bazzoni, encore méconnu, mais qui semble, pour l’époque où il travaillait au milieu d’un fourmillement d’artisans, particulièrement inspiré, et habité par une vision du septième art. On remercie Le Chat Qui Fume, et on le prie de nous faire part encore de pépites, pourquoi pas, à nouveau piochées dans la filmographie de Luigi Bazzoni.


A propos de Alexandre Santos

En parallèle d'écrire des scénarios et des pièces de théâtre, Alexandre prend aussi la plume pour dire du mal (et du bien parfois) de ce que font les autres. Considérant "Cannibal Holocaust", Annie Girardot et Yasujiro Ozu comme trois des plus beaux cadeaux offerts par les Dieux du Cinéma, il a un certain mal à avoir des goûts cohérents mais suit pour ça un traitement à l'Institut Gérard Jugnot de Jouy-le-Moutiers. Spécialiste des westerns et films noirs des années 50, il peut parfois surprendre son monde en défendant un cinéma "indéfendable" et trash. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/s2uTM

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