Après la brutalité longiligne d’Ultime Violence (Sergio Grieco, 1977), Artus Films dévoile une autre production italienne de sa collection Polar : critique du très chandleresque Exécutions, réalisé en 1969 par Romolo Guerrieri.
Marlowe à Rome
Tout genre cinématographique se destine à être remodelé au fil des décennies, le temps amenant sa vague nécessaire de mise en question puis de révolution et enfin de retour aux sources – la révolution effectuant son travail de sape et amenant nécessairement, à terme, à une impasse. Violentes ou subtiles, les variations peuvent s’opérer de l’intérieur ou au contact d’une approche culturelle différente qui observe le genre via son prisme spécifique. Le film noir, si l’on se situe sur sa définition classique bâtie sur ses représentants des années 40 et 50, a une évolution intéressante en ceci qu’il a été un genre fertile quoi que, ce qui peut paraître paradoxal au premier abord, très codifié (le détective privé avec le chapeau à la clope, la femme fatale, la ville, la bande son jazzy, etc). La variation « de l’intérieur » s’est entamée aux États-Unis, pays fondateur, dès les années 60 mais surtout grâce au Nouvel Hollywood des 70’s – Le Privé (1973) de Robert Altman est un spécimen type de la manière dont le genre est retravaillé – avant de voir arriver une autre génération de cinéastes marqués par ce cinéma et qui vont réussir le pari de leur travestir parfois très fort tout en en respectant rigoureusement les codes – on peut penser aux Frères Coen, mais l’exemple le plus étonnant et puissant est peut-être le cinéma de David Lynch hanté par le film noir classique et qui réussit l’exploit de le respecter à la lettre tout en lui donnant une dimension exceptionnelle. La variation qu’on pourrait appeler « culturelle » a elle eu des visages assez marquants dans l’histoire du cinéma, fascinante dans sa figure protéiforme. En effet, l’héritage du film noir en France, ça a donné les films de Jean-Pierre Melville ou certains de Jean-Luc Godard ; à Hong-Kong, les premiers projets majeurs de John Woo – Le syndicat du crime (1986), The Killer (1989) ; au Japon le travail de Seijun Suzuki – La marque du tueur (1967) ; et l’on pourrait même pousser jusqu’à sensibiliser les amateurs du cinéma de Pedro Almodovar à la façon dont ces références apparaissent ça et là dans sa filmographie. Pour l’Italie, la première approche ne se tourne pas vers là. Si les transalpins sont entrés en partie dans l’histoire du cinéma en adaptant à leur sauce des genres étrangers – le western spaghetti, le giallo – le genre policier semble avoir été adapté plutôt autrement, notamment dans ce genre bourrin mais délectable dont on vous a parlé plusieurs fois, le poliziottesco. Une fois n’est pas coutume, Artus Films propose en combo DVD/Blu-Ray, et parmi des poliziottesci justement, un polar intitulé Exécutions (Romolo Guerrieri, 1969) qui au lieu de se diriger vers ce genre, garde ses pas dans les traces illustres du film noir hollywoodien classique, à forte influence littéraire. Non sans faire quelques détours…
L’inspecteur préposé à l’immigration Belli officie en parallèle en tant que détective privé. Il est mandaté par un avocat influent pour faire expulser du territoire la michetonneuse qui sort avec son fils et d’enquêter, par la même occasion, sur le directeur de maison de disques Romanis qui avait promis quelque chose de juteux au fiston, Mino. Mais lorsque Belli se rend au domicile de Romanis, il le retrouve assassiné : Belli vient de mettre le doigt dans un engrenage complexe qui va venir percuter son travail de policier « régulier »… Exécutions est adapté d’un roman de Ludovic Dentice Macchie di bellto, Des tâches de peinture – qui aurait fait un bien meilleur titre soit-dit en passant – et ce qui frappe aux yeux, c’est bel et bien la présence d’une référence littéraire majeure sur le film, la conduite du récit : Raymond Chandler. Le polar de Romolo Guerrieri est d’honnête facture, maîtrisé dans sa forme, et porté par une palette de comédiens sérieuse dont, évidemment, le charismatique Franco Nero qui deviendra un des monstres sacrés du cinéma de genre italien. On appréciera particulièrement la manière que Guerrieri a de cadrer certaines séquences de dialogue, travaillant sur le décadrage, ou sur un surcadrage amené par un néon dans le décor trop présent, qui en vient presque à scinder l’écran en deux. La réserve pourra venir, a contrario, de ce fameux récit qui emprunte peut-être un peu trop à un ouvrage et un film majeurs du roman noir/film noir : Le Grand Sommeil de Raymond Chandler, adapté par Howard Hawks au cinéma en 1942. La même présence d’un document plus ou moins pornographique qui sert de chantage, le même rythme mesuré, surtout, le même style d’intrigue qui à force de se complexifier, devient de plus en plus nébuleuse. Il est tout à fait probable de ne pas tout saisir de cet Exécutions, comme il était possible de ne pas tout comprendre du Grand Sommeil sur papier et sur grand écran – la légende dit que Chandler aurait, sur demande de plus de clarté, à Hawks, répondu qu’il ne comprenait pas tout lui-même. Cela alimentera les uns mais pourra frustrer les autres qui pourront tout de même se délecter des pas de côté effectués par le film sur l’influence chandlersque. On est bel et bien dans l’Italie juste avant les Années de plomb, et il flotte déjà l’ambiance délétère, la violence aveugle de la police – dont le personnage principal, qui a le poing beaucoup plus léger que le détective Philipp Marlowe de Raymond Chandler – la corruption et, surtout, une très étonnante fin. Exécutions, en somme, peut se voir comme le pont, encore balbutiant, entre le film noir classique transporté en Italie, et la poussée virulente et amorale que représentera le poliziottesco, dont, comme par hasard, le commissaire Belli sera un des représentants dans une série de productions.
Disponible dans une jaquette admirable, le film de Remolo Guerriri fait l’objet d’un combo DVD/Blu-Ray accompagné de suppléments un poil plus nourris que la dernière sortie, Ultime Violence. On retrouve la présentation de Curd Ridel, abondante mais très axée sur les anecdotes de vie sur les protagonistes du long-métrage – pas d’analyse, mais une mine d’informations qui donne envie de voir plein d’autres films cités par l’auteur de bandes dessinées passionné de cinéma italien – un diaporama de photos et d’affiches, et une bande annonce ; à côté, Artus Films nous fait la surprise de deux autres documents vidéo, une brève intervention du grand Franco Nero, et un entretien d’un quart d’heure, lui aussi axé anecdotes, du réalisateur lui-même, souriant et ravi d’aborder ce chapitre de sa filmographie.