[Entretien] Eskil Vogt, jeux d’enfants


Avec son deuxième film en tant que réalisateur, le cinéaste norvégien Eskil Vogt plonge dans le cercle très fermé de l’enfance pour examiner les possibilités et les limites du mal. Alors que The Innocents était présenté en compétition au 29e Festival international du Film fantastique de Gérardmer – où il a remporté le Prix du Public et le Prix de la Critique – le cinéaste, que l’on connaît aussi pour son travail de co-scénariste avec Joachim Trier, raconte les origines du projet, son expérience de travail avec des enfants et l’envie de plonger dans une psyché bien éloignée de celle des adultes.

Plan rapproché-épaule sur Ida, bouche ouverte, en pleine appréhension ; elle porte un gilet à capuche jaune moutarde, debout devant une rangée d'arbres laissant à peine voir un peu de ciel gris ; scène du film The Innocents réalisé par Eskil Vogt.

© Les Bookmakers / Kinovista

Jeux d’enfants

Vu en contre-plongée, le visage d'Elli Harboe allongée sur un lit d'hôpital, des capteurs branchés sur son crâne.

“Thelma” de Joaquim Trier © Motlys AS

Dans The Innocents, on retrouve des éléments qui étaient déjà présents dans Thelma (Joachim Trier, 2017), dont vous avez co-écrit le scénario. Cette fois-ci, on ne parle plus du début de l’âge adulte, mais de l’enfance. Aviez-vous l’impression qu’avec Thelma, vous n’êtes pas allé au fond des choses?

L’origine de The Innocents remonte à l’époque où l’on écrivait Thelma. Quand Joachim et moi travaillons ensemble, c’est à chaque fois comme une nouvelle rencontre : on se voit et on n’a rien. On aime faire des choses différentes à chaque fois, et on adore tous les deux le cinéma d’horreur, le fantastique, le suspense. On voulait faire quelque chose qui aille dans cette direction, et on se lançait mutuellement des petites idées. Au début du processus, quand on n’avait pas encore ce qui allait devenir Thelma, j’avais eu l’idée d’enfants qui jouaient ensemble, avec un truc magique, inexplicable qui se passe dans le jeu, et quand ils rentrent chez eux, la magie n’est plus là. J’aimais cette idée qu’on se demande si ce qu’on voit est vrai ou pas. Si on s’est écartés de ça, c’est parce que Joachim n’était pas encore père, et ça ne l’intéressait pas trop. En gros, The Innocents était l’une des mille idées qu’on a eues en séance de travail à l’époque où on cherchait ce film qui allait être Thelma. On l’a laissée tomber avec Joachim, mais elle ne m’a pas quittée. Après Thelma, je me disais que si je faisais un autre film dans cette veine, je voulais qu’il soit encore plus charnel, dans le sens où je voulais que l’horreur se ressente dans le corps. The Innocents, dans un sens, est un film que j’ai fait en réaction à Thelma.

Deux jeunes filles blondes, vues de dos, observent un étang ; un immeuble se dresse, blanc, sur l'autre rive ; plan issu du film Eskil Vogt.

© Les Bookmakers / Kinovista

Le fait que vous soyez devenu père donc a aussi eu son effet…

Je n’aurais jamais fait ce film si je n’avais pas eu moi-même d’enfants. Personnellement, je ne suis pas particulièrement nostalgique de l’enfance ; mon enfance a été plutôt heureuse et je n’ai pas à m’en plaindre, mais c’est quelque chose qui n’a commencé à m’intéresser que lorsque j’ai eu moi-même des enfants. Ça m’a permis de la redécouvrir, dans un certain sens, bien que ce soit quelque chose de très différent. La façon qu’a un enfant de percevoir le monde, d’aborder les choses, n’ont rien à voir avec la façon de penser des adultes. Un jour, j’ai vu mon fils faire un truc, et ça a déclenché quelque chose chez moi : pendant un tout petit instant, j’ai eu la sensation d’éprouver à nouveau des émotions que j’avais eues quand j’avais son âge, et puis ça a disparu tout aussi vite, parce que ces choses-là était tellement différentes de l’adulte que je suis devenu. Ce moment m’a aussi donné envie d’essayer d’accéder à ce monde fermé des enfants.

L’âge des personnages, qui se situe à la fin de l’enfance mais juste avant l’adolescence, est un moment qui se prête au fantastique. Parce que les souvenirs sont encore dorés, mais pas assez vifs pour perdurer dans le temps…

Je suis d’accord, c’est un moment de la vie qui porte en lui quelque chose d’étrange, sans mots. C’est pour cette raison d’ailleurs que j’avais imposé de travailler avec des acteurs qui ne soient pas âgés de plus de onze ans. Pour moi, c’est la limite : à 12 ans, on est déjà dans l’adolescence, et c’est encore autre chose qui se construit.

Le travail avec des enfants a-t-il été compliqué ?

Quand j’écris un scénario, je m’interdis toute contrainte. Être libre d’écrire, c’est la meilleure manière d’apprendre. Ça n’a rien de facile d’écrire un film où les personnages sont quatre enfants et un chat (rires), mais je dirais que ça relève aussi de l’audace, parce que ça contrevient à une règle, qui est de ne jamais tourner avec des enfants et des animaux ! C’était un défi, mais un défi que j’ai décidé de prendre au sérieux : j’ai dédié beaucoup de temps au casting – plus d’un an pour trouver les enfants, puis trouver les bons – puis plusieurs mois pour travailler avec eux sur les personnages, leur jeu… Quand on a commencé le tournage, c’était un vrai plaisir. Ils travaillent comme des pros. Le chat, par contre (rires)

© Les Bookmakers / Kinovista

Était-il plus difficile d’expliquer aux comédiens les actes terribles que commettent leurs personnages ou d’avoir à expliquer à vos propres enfants le mal présent dans le monde ?

(Il sourit.) Je n’ai pas encore eu l’occasion d’avoir cette discussion avec mes enfants, mais ça devra arriver bientôt, je crois. Pour les comédiens, c’était assez simple en fait, ils comprenaient tout assez vite. Évidemment, je ne pouvais pas tout leur expliquer d’un bloc, car ça reste des enfants, mais on y allait petit à petit. On a parlé de psychologie des personnages, de frustration, du rapport aux parents, c’était très intéressant. Ils ont assimilé tout de suite l’idée que les personnages qu’ils jouaient ne reflétaient pas la réalité, ça a rendu facile de parler des choses les plus dures dans le scénario. Ensuite, quand il s’est agi de filmer ces choses-là, donc de les faire, ce n’était pas du tout traumatisant pour eux, au contraire. C’était un jeu. Ce que je trouvais le plus impressionnant, c’était leur capacité à redevenir eux-mêmes après « Coupez », puis à se remettre dans le personnage pour la prise suivante, comme ça (il claque des doigts). Mais c’est normal : le rôle qu’on joue, c’est quelque chose qui fait partie des jeux d’enfants.

Gros plan sur la jeune Ida, la mine interloquée ; en fond, une barre d'immeubles ; plan du film The Innocents réalisé par Eskil Vogt.

© Les Bookmakers / Kinovista

Même si le titre du film fait penser à Jack Clayton et ses Innocents (1961), le film regarde dans une toute autre direction. Aviez-vous des références en tête ?

En écrivant, je comprenais que je passais très près de pas mal de clichés que l’on a l’habitude de voir dans des films, des séries télé, des BD… Mais pour moi, c’était un film qui traitait d’autres choses, j’avais l’intuition que ça pourrait être quelque chose d’un peu original, qui sortait des sentiers battus de la puberté et de l’adolescence. Alors j’ai évité les références conscientes, sauf une : une BD de Katsuhiro Otomo, l’auteur d’Akira, qui s’appelle Domu. C’est un manga dont on parlait beaucoup avec le chef opérateur, Sturla Brandth Grøvlen, et c’est devenu la grande référence pour ce film. Quant à ce que j’ai regardé comme inspirations, ce n’étaient pas des films de genre mais plutôt des films sur l’enfance, comme Ponette (Jacques Doillon, 1996). Voir ce que Doillon a réussi à faire avec une fillette de cinq ans, ça m’a donné du courage ! Pour en venir au film de Jack Clayton, je dois dire que la cinéphilie des Français me frustre énormément (rires). C’est un film que j’adore, mais dont je ne me suis pas du tout inspiré ; d’ailleurs, je conçois The Innocents – le film de Clayton – comme un film sur la fragilité, la psychose de cette femme, que Deborah Kerr incarne, avec une ambiguïté très bien tenue entre la réalité et l’imagination. Ce n’est pas un film sur l’enfance, sinon vue de l’extérieur. Ce qui m’intéressait, c’était d’être avec eux, dans leur cercle, loin des parents. En Norvège, d’ailleurs, ce film n’est pas connu, il est sorti sous un autre titre : donc De Uskyldige, le titre norvégien, c’était un titre tout neuf ! Je me suis posé la question quand il fallait trouver un titre international, car je prenais le risque qu’on me compare à un chef-d’œuvre (rires), mais je ne trouvais pas mieux.

C’est un titre qui se met en opposition avec les actes de cruauté accomplis par les personnages…

Oui, et en même temps, à cet âge-là, on peut faire des choses absolument terribles tout en restant innocent. Les enfants ne sont pas des êtres complètement formés, ils peuvent agir selon leurs impulsions sans avoir à souffrir des conséquences, ne serait-ce que juridiquement. Bien sûr, à dix ou onze ans, si on amène un enfant qui a écrasé la tête d’un chat devant un psychologue, on soulignerait les signes de danger. Mais si cette même chose arrivait quelques années plus tôt… C’est un sujet dont j’ai discuté avec plusieurs psychologues, et ils m’ont confirmé que dans leurs premières années, les enfants peuvent réaliser des choses tout à fait horribles, sans pour autant que ce soit un signe que quelque chose ne va pas chez eux. Cela aurait plus à voir avec la curiosité, l’expérimentation, une empathie qui n’est pas encore tout à fait là…

On n’est d’ailleurs pas choqué quand Ida écrase un ver de terre : nous, enfants, l’avons tous fait.

Absolument ! Quand Ben et elle tapent dans la fourmilière, ils ne se rendent pas compte que c’est toute une société qu’ils détruisent. Mais ce sont déjà des transgressions.

© Les Bookmakers / Kinovista

L’image de la fourmilière est intéressante : vous aussi, d’une certaine manière, déconstruisez une société dans laquelle la cité HLM n’efface pas les différences de classes sociales, et où les familles blanches, plus aisées, restent persuadées que la violence et la cruauté ne sont pas faites pour elles… À quel point The Innocents est-il politique ?

Je suis de ceux qui pensent que tous les films sont politiques, même si c’est une idée un peu banale. En tout cas, j’étais vraiment intéressé par le côté social de la chose, aussi parce qu’en voulant faire un film où on est tout le temps du côté des enfants, il faut rappeler au spectateur qu’il y a beaucoup d’enfants qui vivent et grandissent dans des conditions pas top, pour le dire gentiment. Cela comprend autant une mère célibataire qui fait tout ce qu’elle peut, mais avec peu de moyens et un travail de nuit qui  l’empêche d’être tout le temps présente, qu’une famille dans laquelle le père ou la mère maltraite l’enfant. La Norvège est un pays assez aisé, mais je voulais garder à l’esprit que ces conditions-là existent aussi, et il me semblait important de le souligner quand le film regarde le monde à travers les yeux des enfants.

Propos de Eskil Vogt
Recueillis par Valentin Maniglia
Merci à Zvi David Fajol


A propos de Valentin Maniglia

Amoureux du bis qui tâche, du gore qui fâche, de James Bond et des comédies musicales et romantiques. Parle 8 langues mortes. A bu le sang du Christ dans la Coupe de Feu. Idoles : Nicolas Cage, Jason Statham et Michel Delpech. Ennemis jurés : Luc Besson, Christophe Honoré et Sofia Coppola.

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