Bruno Dumont ou le Cinéma des Z’Humains (Livre)


Sous la direction des deux philosophes Alain Brossat et Joachim Daniel Dupuis, Bruno Dumont ou le cinéma des Z’humains (édité chez L’Harmattan), met au point une approche incisive de l’œuvre du réalisateur de La Vie de Jésus (1997), Hors Satan (2011), Jeannette (2017), mais aussi P’tit Quinquin (2014) et sa suite CoinCoin et les Z’inhumains (2018) et ce à travers des préoccupations pluridisciplinaires. Afin de maîtriser les arcanes des travaux du cinéaste, l’ouvrage prend volontiers les allures d’une démarche de recherche rigoureuse à laquelle on recommande d’écouter aussi bien biologistes, théologiens, philosophes, que littéraires, professeurs et historiens du cinéma. L’ouvrage, riche, se compose en cinq approches diverses et se propose de faire l’état des lieux de la recherche autour de l’un des derniers remparts d’un cinéma d’auteur français exigeant, désigné comme héritier apparent d’un Buñuel (mystique), d’un Pasolini (politique) et d’un Béla Tarr (paysage) conjugués, ayant dépouillé le septième art de ses artifices grossiers : coup de projecteur sur les différentes approches théoriques possibles autour du cinéma de cet auteur essentiel du paysage cinématographique français.

Un vieil homme moustachu et, derrière un lui, un autre homme un peu plus jeune mais marqué par la vie, regardent tous les deux vers le ciel, interloqués, dans une mine assez humoristique ; plan issu de la série P'tit Quinquin de Bruno Dumont.

“P’tit Quinquin” (2014) © Arte

À quoi pense le cinéma de Bruno Dumont ?

Vus en plongée, les corps nus d'un homme et d'une femme allongés sur un rocher ; l'homme étrangement a un sexe très, très long ; plan issu de TwentyNine Palms de Bruno Dumont.

“TwentyNine Palms” (2003) © Tous droits réservés

L’ouvrage commence par Les approches figurales documentées par Abdel Aouchenia et Joachim Daniel Dupuis. Ces dernières vont s’intéresser à des questions d’imbrications entre corps et espace dans L’humanité (1999) et Twentynine Palms (2003). Abdel Aouchenia soutient que Twentynine Palms repose en grande partie sur l’idée que le film met en scène une sorte de fractal qui déploie sur l’espace fictionnel l’univers mental des personnages et inversement : il parle du désert, non pas comme matière scénographique mais comme personnage singulier doté d’une volonté qui affecte les personnages. Le désert est à comprendre en tant qu’organisme vivant agissant et enveloppant. D’une manière analogue, Joachim Daniel Dupuis atteste lui que la spiritualité des personnages oscille sempiternellement entre deux états, l’autodestruction ou la méditation divine. Si spiritualité il y a, elle est à chercher dans le paysage et est à envisager comme la métaphore lumineuse ou la manifestation possible de Dieu. Cette analogie se justifie par le recourt à la composition picturale des maîtres allemands. On se souvient que pour le romantisme pictural les paysages expriment en réalité les états d’âme des personnages… Dans les films de Dumont cette même obsession picturale est à l’œuvre : il y a une sorte de co-appartenance entre espaces naturels et espaces mentaux.

La comédienne Julie Skolowski est agenouillée dans une église, les mains jointes, elle prie dans le film Hadewijch de Bruno Dumont.

“Hadewijch” (2009) © Tous droits réservés

Les approches théologiques mises en œuvre par Alain Naze, Pablo Corro, Román Jiménez et Luc Vancheri vont elles tenter de cerner les notions de mystique et de sainteté. Luc Vancheri pense que Dumont ne fait rien d’autre que filmer la plainte humaine tantôt dans la révolte, tantôt dans la grâce. Il propose de penser l’œuvre de Dumont sous l’angle d’une mystique peu commune, sans Dieu, une mystique qui aurait évacué la dimension divine. Comment cela peut être possible ? Cette mystique sans Dieu concerne au premier chef la médiation morale des personnages : être mystique pour Dumont c’est être mystique mais sans Dieu, dit autrement une mystique athée ou comme quelque chose du même ordre que ce que Buñuel avait l’habitude de proférer ironiquement « Dieu merci, je suis toujours athée » (Mon dernier soupir, Robert Laffond). La question en suspens que posent donc les travaux de Dumont est de savoir comment montrer des personnages traversés par une expérience spirituelle qui les dépasse. Ce sont pour le dire simplement des illuminés, des prophètes, à qui on aurait arraché leur caractère divin : Pharaon, David, Katia, Camille Claudel, Hadewijch, Jeanne d’Arc sont autant d’exemples de personnages médiateurs qui se veulent pénétrés par une aura mystique démystifiée. Tout le cinéma de Bruno Dumont se donne ainsi pour fonction de filmer des personnages débordés par une grandeur démesurée qui les affaisse toujours un peu plus et les déshumanise progressivement jusqu’à ce qu’ils se défassent complètement de toute dimension morale. Il faut suivre à ce sujet les remarques d’Alain Naze qui n’est pas loin des propos défendus par Luc Vancheri et Abdel Aouchenia puisqu’il parle aussi d’un « monde sans Dieu où le réel lui-même devient le point d’ancrage d’une forme de sacralité hors transcendance ». Pour mettre en scène cette idée d’un monde sans Dieu, Dumont utilise le plan fixe des paysages et l’insertion de gros plan sur le visage des personnages du film Hors-Satan (2011). Le but ? Montrer que le corps des personnages projette une aura mystique sur l’espace fictionnel. Autrement dit, le corps des personnages et l’espace sur lequel ils évoluent sont dans un maillage réciproque, une sorte de système symbiotique. Il propose ensuite de replacer le film dans l’histoire du cinéma et établit une généalogie possible avec L’évangile selon Saint-Mathieu (Pier Paolo Pasolini, 1964) et Accattone (Pier Paolo Pasolini, 1961) qui semblent partager les mêmes obsessions que Hors-Satan, à savoir la sacralisation du corps et sa conséquence sur l’univers fictionnel (paysage, espace, lieux etc…). Pablo Corro et Román Jiménez quant à eux supposent que la thématique de la sainteté chez Dumont est à mettre en relation avec la figuration de la sainteté en peinture. En d’autres termes, la dimension sacrée du cinéma de Dumont se donne à travers des plans qui s’inspirent de la figuration et de la composition des grands maîtres iconoclastes de la renaissance. Afin d’accéder à cette sacralité, la condition si ne qua none est l’absence de mouvement dans le schème scénaristique : la durée des plans est étirée, le plan fixe est de mise et le montage est aseptisé. L’intérêt du dispositif ? Poser le spectateur face à des longs moments de contemplation, de stase et d’atrophie du mouvement.

L’approche conceptuelle qui consiste à faire apparaître des concepts de philosophie à partir des images de cinéma est par la suite mobilisée par Marco Candore. Il s’intéresse à la série P’tit Quiquin (2014) qui, selon lui, reprend les codes et les clichés inspirés entre autres de Twin Peaks (Mark Frost & David Lynch, 1990-2017) et X-files (Mark Snow, 1993-2018). Il part d’une analyse discursive qui se propose de décortiquer le patois improvisé par les personnages de la série et pense y déceler une forme de langage mineur, concept théorisé par Deleuze et Guattari (Kafka, Les éditions de minuit). L’approche historiographique quant à elle, revient à des questions essentielles : Nikolaj Lübecker essaye de classifier, dans l’histoire du cinéma, les films de Dumont Couverture du livre Bruno Dumont ou le cinéma des Z'humains publié chez L'Harmattan.sous la taxinomie des genres. Il tente de consigner les préoccupations théoriques de l’avant-garde française (transgression et émancipation) avec Twentynine Palms. Dans une ébauche de réponse il propose de comparer le long-métrage de Dumont avec Zabriskie Point (Michelangelo Antonioni, 1969) qui présente thématiquement, selon lui, des similitudes troublantes avec Twentynine Palms (motif du désert, hyper-sexualité, grand espace). Et enfin, l’approche actorale, peut-être la plus intéressante, permet à Alain Brossat de se livrer à une réflexion sur les personnages anti-star-system de Bruno Dumont. Ces personnages sont un pied de nez au système de production canonique dans lequel le corps des acteurs et actrices sont des surfaces promotionnelles. À contrario, les personnages du cinéaste ne participent en aucun cas, selon Brossat, à cette mise en lumière d’un corps fétichisé, guirlandé qui infère des comportements d’achat. « C’est la raison pour laquelle, écrit-il, des réalisateurs comme Robert Bresson et Bruno Dumont n’ont de cesse d’émanciper leurs films des acteurs fétiches ».

Ce livre riche d’analyses aux approches aussi différentes que complémentaires se conclut par un entretien avec Bruno Dumont et renoue ainsi avec les approches classiques de Gustave Lanson qui privilégiait une approche objective des œuvres d’arts. Avant de demander aux autres de penser l’art, demandons d’abord aux artistes comment ils l’ont pensé eux-mêmes.


A propos de Mike Zimmerman

Enseignant et doctorant à l’université de Strasbourg. Souffre du syndrome de l’âge d’or. Grande lubie pour Jean-Pierre Mocky. Cinéaste de chevet : Louis Buñuel. Tachycarde devant les films avec Romy Schneider. Fait de l’urticaire devant ceux de Xavier Dolan. Rêve en secret de l’éloquence éblouissante de Jean-pierre Marielle. Pense un jour avoir accès aux arcanes Baudrillardiennes. Est convaincu que Michel Onfray et Cyril Hanouna ont un rôle à jouer dans la transition écologique.

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