“Trop en avance ” et “trop en retard “, voilà comment se définissait Pasolini en tant qu’intellectuel. Et dire que cette figure majeure du siècle dernier – peintre, poète, journaliste, virtuose, marxiste hérétique et chrétien homosexuel – est toujours autant d’actualité. Son aura, même en 2020, continue de résonner. Du fait de l’épidémie de Covid, nous n’avons pu voir à Cannes Classic 2020 la nouvelle restauration – par la “World Cinema Foundation” de Martin Scorsese – d’Accatone (1961), le premier film de Pasolini. Fort heureusement, Carlotta est là pour nous consoler avec l’édition dans un somptueux coffret de la délicieuse Trilogie de la vie constituée de Le Décaméron (1971), Les Contes de Canterbury (1972) et les Mille et Une Nuits (1974). Le tout proposé dans de nouveaux masters restaurés – inédits en France – qui rendent toute sa splendeur et toute sa flamboyance au Technicolor ! Sur les pas de l’italien Boccace, en passant par les récits d’une Angleterre médiévale, sans oublier les contes venus d’Orient, Pasolini a peut-être renoué avec un essentiel éteint… L’occasion de se replonger dans toute la beauté et la violence de cet immense et paradoxal artiste.
La Vie avant la Mort
Choisir un film représentatif de Pier Paolo Pasolini est loin d’être une tâche aisée. En effet, tous ses films sont aussi contradictoires que complémentaires : ce goût qu’il développe très tôt pour les formes archaïques font de lui ce que l’on pourrait qualifier un “moderne contrarié”. Dès ses débuts comme réalisateur avec Accatone (1961) et Mamma Roma (1962), il montre un fort ancrage dans l’actualité sociale et sa première trilogie dite “romaine” s’inscrit dans le présent au moment de sa sortie. On peut en cela voir une certaine continuité des codes du néoréalisme italien. Mais force est de constater qu’il se distingue déjà à l’époque par un certain goût pour l’artifice, contestant les codes établis du cinéma. Ensuite avec La Ricotta (sketch de Rogopag, 1963) – à noter que Gaspar Noé en décalque la scène de crucifixion pour son bûcher aux sorcières dans Lux Aeterna (2020), preuve s’il en faut encore de l’influence majeure et persistante du cinéaste italien – Pasolini révèle son intérêt profond pour les grands récits fondateurs. Natif du Frioul – une région transalpine qui se distingue par son dialecte particulier – il fut toujours intéressé par l’idée d’expérimenter une nouvelle langue, donner la parole aux personnages de ses œuvres, explorer tout un héritage culturel littéraire à travers son travail. De plus, sa filmographie est traversée d’une certaine nécessité de révéler l’universalité du mythe, pour l’inscrire dans une réminiscence de traditions populaires. Ceci lui permit de nous offrir quelques-uns de ses plus grands chefs-d’œuvres – entres autres, L’Evangile selon Saint-Matthieu (1964) qui marque une date dans l’histoire du cinéma “religieux”, mais aussi le très puissant et psychanalytique Œdipe Roi (1967), et bien sûr Salo et Les 120 journées de Sodome (1975) d’après le marquis de Sade. Mais avant l’ultime frontière, il y a eu le dernier tryptique de Pasolini, qu’il a lui-même officiellement intitulé la “Trilogie de la vie“, généreuse compilation de récits de voyages universels et de poésies entremêlés. Ces trois films viennent constituer un kaléidoscope de notre civilisation à travers les siècles.
Tout démarre en 1971 avec Le Décaméron. Pasolini choisit d’adapter dix des centaines de récits concoctés par Boccace entre 1349 et 1353. Des jeunes Florentins – sept filles et trois garçons – sont tenus à l’écart de leur ville par une épidémie de peste. Plusieurs jours durant, ils vont distraire leurs tendres esprits en se racontant des histoires. Preuve de la virtuosité évidente de Pasolini, tous ces récits s’enchaînent avec une fluidité surprenante. Le cinéaste évite le film à sketchs délimités, entremêlant tous ces chapitres. Ce lien invisible connecte toutes les multiplicités d’un univers vaste et foisonnant autour de dix histoires de dupes – menteur, assassin, voleur – soit une belle galerie de marginaux qui viennent à leur maigre échelle bousculer un peu l’ordre établi. Nous gardons une préférence pour le segment du jardinier se prétextant sourd-muet pour travailler dans un couvent, et éventuellement coucher avec toutes les nonnes… Ensuite, viennent Les Contes de Canterbury (1972). L’italien fait le tableau d’une Angleterre en plein Moyen-âge. Dans une auberge près de la cathédrale de Canterbury, une foule de visiteurs et de pèlerins viennent festoyer. Au milieu, Pasolini campe Chaucer, un écrivain curieux et inspiré qui profite de cette concentration de personnes pour écouter et prendre des notes sur tout ce qu’il peut entendre autour de lui. Des histoires drôles tournant autour d’adultères, d’érotisme et de malédiction. Pourtant éloigné de l’humour anglais à la Monty Python, Pasolini fait tout de même preuve d’un certain cynisme propre aux racines british de son histoire. Enfin, on change totalement de décor avec Les Mille et une Nuits (1974), succession de cinq histoires narrant les mésaventures de voyageurs dont les destins se croisent. Le tout est borné par une intrigue principale, celle d’un jeune homme, Nur-Ed-Din, amoureux de son esclave Zummurud. Cette dernière s’est faite capturer et le jeune homme part donc à la recherche de sa bien-aimée dans l’espoir que le destin puisse à nouveau les réunir… La frontière entre rêves et réalité n’aura jamais été aussi mince que dans ce dernier opus : la toile de fond, les collines et les déserts, laissent présager un “ailleurs” imperceptible. Et c’est l’auteur, en grand conteur, qui se place lui-même comme une figure liante vers cet ailleurs. C’était déjà le cas dans Œdipe Roi où il était le messager qui venait annoncer les mauvaises nouvelles à Œdipe. En plus de camper Chaucer, il est dans son adaptation de Boccace le disciple préféré du peintre Giotto, descendu de Naples pour réaliser une fresque sur les murs de l’Eglise Santa Chiara. Ainsi, iPasolini s’investit d’un rôle, celui de porte-parole d’histoires de parcours et d’initiation, semblablement éloignées de toute rationalité, sont un appel vers l’absolu, le divin, la beauté. Ces derniers n’apparaissant que dans l’illusion… D’un passé idolâtré.
La Trilogie de la Vie le confirme, Pasolini est bien un “moderne contrarié”. Pourtant, il ne faut pas taxer l’artiste de passéiste, de nostalgique ou de réactionnaire. Bien au contraire, il ne sombre pas dans le “c’était mieux avant”, s’efforçant à renouer avec “l’essence”, ou une certaine idée d’un ailleurs oublié, un temps qu’il n’a lui-même pas vécu, un passé qu’il admet lui-même fantasmé. Ce désir traduit la recherche d’une possibilité qui est celle de pouvoir bousculer les formes. Pasolini pense le cinéma différemment, dans tout ce qu’il a de plus beau et de plus cruel. Les histoires ne sont pas toujours là pour plaire y compris dans ces mondes oubliés, aux larges extrêmes de l’Histoire. Son “geste”, ou sa démarche esthétique, relèvent avant tout d’un véritable engagement, d’un souci politique. Ici, la confrontation passe bien sûr par le grand écart temporel qu’il s’impose, conter l’imaginaire d’antan pour mieux dresser un miroir vers ses propres contemporains. La Trilogie de la Vie traite de processus aussi forts que l’ordre et l’aliénation, l’endoctrinement et la manipulation : en outre, une satire virulente de la société de consommation moderne. Ainsi, il dresse une réflexion complexe sur les mœurs, la sexualité, la religion et le pouvoir, abordant au passage les problèmes du racisme et du néocolonialisme. Malgré l’extrême lourdeur des thèmes abordés, Pasolini a l’audace de les accompagner d’une certaine ironie, d’humour et même d’une certaine douceur – certains y verront de l’innocence, d’autres de la naïveté, à vous de choisir. En fait, Pasolini se veut le témoin de la transformation de tout un peuple en quête d’identité. Dans sa façon de montrer la masse populaire, le cinéma peut utiliser l’individuation, c’est-à-dire ce qui différencie un individu d’un autre dans un même espace – procédé déjà utilisé cinématographiquement avant lui par Sergei Eisenstein. Pasolini, lui, ne cherche ni à limiter son sujet à un seul visage individuel – comme le fait cinéma américain, par exemple – ni à trop magnifier la figure du peuple – le spectre toujours pesant du fascisme. Au contraire, notre homme cherche à suggérer ce qui serait un portrait du monde. “La vérité n’est pas dans un seul rêve, mais dans nombre de rêves”, peut-on entendre dans les Mille et une Nuits. Si les trois longs-métrages de la trilogie sont alors remplis de couleurs, c’est que tout est là pour stimuler nos sens et notre esprit dans cet univers riche et foisonnant, mu d’une vitalité folle, d’une énergie vitaminée. Les personnages évoluent dans une nature primitive, à la verdure fertile et pleine de fruits. On boit, on chante, on danse, on mange, on festoie, on se désirs. Des orgasmes féminins aux nombreux sexes masculins exposés à l’image, presque “muséifiés” tels des statues, la chair et ses plaisirs sont clairement sublimés.
Dans la continuité d’un Carl Theodore Dreyer, le cinéaste cadre les faciès en gros plan, saisissant l’émotion vive, habitée, incarnée. Il prend le temps de montrer la variété des visages qui composent cette foule. Toute sa vie, il aura donné une voix à tous ces “oubliés” du cinéma. Pauvres, paysans et anonymes, les figures n’ont jamais été aussi belles et déchirantes que chez Pasolini. L’artiste fut lui-même en couple avec l’un de ces acteurs fétiches, Ninetto Davoli, bad boy des faubourgs prolétaires de Rome qui fait une apparition mémorable en pastichant la célèbre figure de vagabond style canne et chapeau à la Chaplin – l’acteur y revient d’ailleurs dans la deuxième partie de son entretien à retrouver dans les suppléments du coffret édité par Carlotta. Dans cette courte et mémorable scène, l’artiste italien crie son amour pour l’art forain des premiers temps, le cinéma des débuts, et plus principalement cette ère du muet où le langage du cinéma n’était que purement visuel. En ravivant cette “magie” perdue, Pasolini entreprend une nouvelle fois d’invoquer le passé pour mieux se dresser contre les fléaux du présent, entendez par-là, la “Nouvelle Société du Spectacle”, qu’il juge alors comme un grand outil privilégié par le néo-capitalisme pour uniformiser les foules. Comment instruire et faire réagir un peuple que l’on cherche à endormir par un flot de divertissement creux ? Une problématique que se pose Pasolini, en partie depuis l’essor des télévisions dans les foyers d’après-guerre :“J’ai un très grand respect pour l’attraction cinématographique, déclare-t-il dans un entretien donné en octobre 1964 et publié dans la revue de cinéma Séquences. Parce que le cinéma représente un très grand phénomène social, d’une part, et artistique de l’autre. Actuellement, il subit une crise à cause de la concurrence de la télévision (…) Le livre est toujours le moyen le plus libre d’expression, cela se comprend, le moins conditionné par ceux qui en feront usage. Le cinéma l’est beaucoup plus, mais beaucoup moins que la télévision sur le plan commercial.” En ce sens, Pasolini cherche à rendre son empreinte visible, à ne pas endormir son audimat. Le spectateur ne doit pas oublier qu’il est face à une fiction, l’intérêt n’est pas dans la distraction vide et encore moins dans l’adhésion hébétée. Et lorsque la violence surgit, elle n’est jamais là pour qu’on la savoure. La scène du bûcher dans Les Contes de Canterbury le symbolise clairement : les dérives moyenâgeuses, souvent dues au fanatisme religieux ont souvent transformé l’horreur en divertissement publique. Il est d’ailleurs marrant de croiser Franco Citti, campant un vendeur de crêpes, au beau milieu de cette cérémonie qui saupoudre de sucrerie le ventre affamé des spectateurs absorbés par les hurlements du condamné… Dans les Milles et une nuits, le démon joué par Franco Citti – décidément – vient également pointer un constat similaire, sous une forme, disons, plus emplie de magnificence. Ce perfide caractère – vendeur de rêve, marchandeur de désir et finalement cruel bourreau – séquestre une jeune femme. Lorsqu’un inconscient tombe éperdument amoureux de celle-ci, le diabolique geôlier ne peut le tolérer. Les malédictions sont faites pour durer, comme les mots gravés sur la roche. La jeune fille est découpée. L’insouciant, lui, sera transformé en singe et ce singe rédigera plus tard les récits de ce voyage, d’une écriture remarquable paraît-il… Face à ces allégories de ce Mal plus insidieux et souterrain qu’est ce nouveau contrôle des masses par la consommation, Nur-Ed-Din – le candide qui ouvre et clôt ces mêmes Mille et une Nuits – se découvrira poète qu’une fois au bout du chemin, par la prise de conscience idéologique et progressiste.
Clairement, Pasolini bouscule et interroge. Autant critiqué qu’adulé, il est celui dont la spiritualité a toujours été traversée par le scandale et la violence. Quant à son univers cru empreint de religion, il perturbe autant qu’il ne fascine. Comme à chaque sortie d’un film de Pasolini, ces trois-là suscitèrent de vives polémiques, sûrement le trait principal d’une œuvre aussi forte qu’essentielle. En quatorze ans et une vingtaine d’œuvres filmiques, l’artiste s’affirma comme un incroyable expérimentateur, réinventant plus qu’une langue mais un langage, une audace qu’il l’obligea à devoir se battre pour parvenir à montrer chacun de ses films. Il faut dire que le cinéaste était fortement combattu et contesté dans l’Italie des années 70, notamment par le mouvement fasciste. A la sortie du Décaméron – qui rencontra pourtant un succès mondial – Pasolini sera la proie d’une forte répression cléricale et d’une persécution judiciaire en raison du contenu du film taxé de pornographique. Il faut dire qu’en nouant nudité, sexe et humour trivial, cette trilogie ne se range pas du côté de la simple adaptation. Les corps ici viennent bien souvent se substituer aux mots transformant le littéraire en un langage purement visuel, le cinéma comme poésie. Son précédent film, Théorème (1968) – où un étrange invité s’infiltre dans une famille bourgeoise, couche avec chacun de ses membres, avant de partir mystérieusement, les laissant seuls, bouleversés et aliénés – avait déjà été accusé de mysticisme, d’inspiration réactionnaire, de perversité, de morbidité, avant d’être finalement interdit pour “obscénité”. Ici, il va encore plus loin, ouvrant la voie à une nouvelle représentation et consommation des corps jusqu’ici absente du cinéma narratif homologué “tout public”. Il montre le sexe frontalement, sans nuances ou pudeur. Une liberté et une décomplexion réjouissantes qui permettent de ne plus cacher derrière des feuilles de vignes idéologiques ce que tout le monde connaît, ce qu’il y a de plus naturel en soi. Cette Trilogie de la vie peut se vanter d’afficher fièrement et massivement tout plein de sexes, masculins comme féminins, de corps dénudés et de coïts en tout genre – à deux ou à plusieurs, des premiers ébats juvéniles, ou liaisons adultères. Dans le cas des Milles et une Nuits, l’acte sexuel est même vu comme une initiation, un acte de passage et de découverte. Le voyage est autant terrestre et physique que spirituel et sensitif. Par la découverte du monde, de ses beautés, de sa richesse et de ses dérives – l’esclavage et la marchandisation des corps – Pasolini réimplante du ludique et du plaisir dans les ébats sexuels. On pense bien sûr à cette scène où Nur-Ed-Din prend un bain en compagnie de trois jeunes filles dans et où tous trois s’amusent à surnommer leurs attributs respectifs : la joie de vivre passe autant par le voyage que par notre propre appréhension de notre corps et de nos jouissances. En prenant ainsi le sexe comme spiritualité, la “dépravation” devient presque une forme de poésie. De cette confrontation entre le profane et le sacré, Pasolini a su faire reculer les frontières de la censure et participé à forger un “érotisme populaire” propre aux seventies.
Cela dit, par l’affranchissement de barrières morales, c’est la nature du “Mal” qui devient floue, malgré ceux qui prônent une certaine pudeur répressive. Dans La trilogie de la vie, l’amour est souvent confondu avec une simple marchandise. Cette réflexion aboutira d’ailleurs – plus précisément à la toute fin des Contes de Canterbury – à l’une des séquences le plus folles de cette trilogie. Revoyez ce petit noble aux caprices pervers qui voit un ange apparaître à sa fenêtre pour l’obliger à une visite des plus singulières : c‘est littéralement le royaume de Satan qui prend vie à l’écran et la représentation archaïque de l’Enfer selon Pasolini. Il se trouve que ce dernier est né à Bologne, qui est également sa ville de formation où il suit l’enseignement de l’historien Roberto Longi, une personnalité marquante pour le jeune homme qu’il a été. En effet, ce dernier va lui permettre d’appréhender toute la force et la beauté des peinture du XIIIème, XIVème et XVème siècles. Il s’agit d’une vraie fulguration visuelle aussi importante que fondatrice dans l’esprit de Pasolini et peut-être plus que tout le reste de sa filmographie, La Trilogie de la Vie nous frappe par la force de ce regard sacré et profane, propre aux peintres du XVème Siècle. Sous forte influence du “Jardin des Délices ou le règne de l’amour”, tableau de Hieronymus Bosch, le cinéaste nous livre une première et jouissive ébauche de sa vision des entrailles du monde. Le terme d’entrailles est bien senti car le cinéaste nous montre que les ténèbres découlent de nous, dégueulant de notre organisme et de notre propre pourriture. Ce lieu est alors présenté comme le berceau du “jugement universel”. Nous découvrons une terre de charbon, décorée de potences et noyée sous les cris et les supplices. Des hommes sont sodomisés par des créatures ailées, des femmes sont violées et marquées par des épées rougies au feu. Des centaines de diables et de moines sont littéralement déféqués par un Lucifer géant, le tout sous un vacarme causé par les flatulences excessives… Tout cet univers à la vulgarité picturale s’appuie fortement sur le grotesque : tout n’est que consommation, ingestion et digestion. A l’inverse, une poésie s’en dégage. On y voit une pure confusion des sens prouvant que la souillure ne rime pas forcément avec “péjoratif”. Car oui, tout ce chaotique bordel, peut être un Paradis pour certains ! Une imagerie que n’aurait pas reniée Gaspar Noé – encore lui – quand on pense à cette descente dans le club sado-masochiste d’Irréversible (2002). Dans cette scène, Pasolini annonce ce qui sera son œuvre funèbre, le mythique Salo ou les 120 Journées de Sodome et sa retranscription des cercles de Dante – le cercle de la merde dans ce cas-ci. Mais l’irréalité et la rêverie laisseront cette fois place à un réalisme cru et à un voyeurisme viscéral.
On ne peut qu’affirmer que Le Décaméron, Les Contes de Canterbury et Les Mille et une Nuits, constituent à eux-seuls l’apothéose, le climax flamboyant de l’art pasolinien. Ces trois films forment un chapitre artistiquement intense et heureux dans la carrière du cinéaste. En pointant les dérives médiévales à travers Boccace, en renouant avec la magie païenne des poètes arabes pré-islamiques, Pasolini a livré un travail d’anthropologie tirant la quintessence de ces grands conteurs, leur irrévérence et leur provocation. S’il se détourne de la religion, c’est bien la foi qui gouverne l’artiste italien. Une foi ambiguë certes, mais juste et habitée. Nul autre artiste n’aura à ce point su traiter frontalement des questions sociales, politiques et intellectuelles. Il s’est appliqué à faire reculer les frontières de la censure, juste avant l’ultime frontière, l’infranchissable, l’irréversible. La joie, elle, quittera Pasolini, telle une ombre sur le cœur. A la suite de la Trilogie de la Vie, l’artiste sombrera dans une réelle dépression, déposant les armes face au néo-capitalisme qu’il qualifia de “nouveau fascisme“. Fatigué et résigné de son engagement politique, il ira même jusqu’à publier en 1976 une “abjuration” de sa propre trilogie. Il déclare : “Je dois admettre que même le fait d’avoir dramatisé ne me préservait nullement de l’adaptation ou de l’acceptation. Moi, donc, je suis en train de m’adapter à la dégradation et d’accepter l’inacceptable. Je manœuvre pour réorganiser ma vie. Je suis en train d’oublier comment étaient les choses auparavant. Les visages aimés d’hier commencent à pâlir dans ma mémoire. J’ai devant moi, peu à peu, sans plus aucune alternative, le présent.” On est d’accord, ça fout le cafard. Et dans sa profonde déprime, son innocente sexualité va se muer en une obsession auto-destructrice et humiliante. Le matériel et le vulgaire l’ont emporté sur l’esprit des hommes. Que reste-il dans cet amas des corps libres ? La fin de sa vie témoigne d’ailleurs d’un excès hors du commun. La Trilogie de la Vie se voulait très heureuse, lumineuse et colorée, prônant une sexualité heureuse et épanouie, mais le dernier coup d’éclat de l’artiste sera définitivement le point de rupture de son œuvre. Car dans Salo, plus rien n’est drôle, plus rien n’est léger, tout est désespéré. Plus que tous les autres, ce film sera celui de la division : l’Église et L’État italien contre les amis et défenseurs de Pasolini – le temps aura su donner raison à ces derniers. A la veille de la sortie de cet ultime opus, le cadavre de Pasolini est retrouvé dans un terrain vague dans le quartier d’Ostie à Rome, mutilé et lacéré. Une chose est sûre, aucun artiste italien de la seconde moitié du XXème siècle n’aura eu une histoire aussi grandiose et terrible à la fois.