Programmé à l’Étrange Festival en compagnie de deux autres films de Yuzo Kawashima, La Bête Elégante (1962) fait partie de ses gemmes obscures qu’il serait grand temps de remettre en avant, en même temps que leur réalisateur. Quasi-huis clos sur une famille d’arnaqueurs à la petite semaine et leurs combines plus ratées les unes que les autres, La Bête Elégante surprend par son audace formelle et la grande pertinence, encore aujourd’hui, de ses thèmes.
Tokyo Parasite
Le nom de Yuzo Kawashima ne vous dit probablement rien, et c’est bien normal. Le coup de projecteur qui lui a été fait durant l’Étrange Festival a permis de mettre en lumière ce réalisateur japonais très méconnu. Ayant œuvré – chose très rare, surtout à l’époque – pour tous les grands studios japonais, Kawashima demeure malgré tout une figure obscure de la cinéphilie. Et pourtant, à voir La Bête Elégante, il semble évident que le long-métrage et son auteur auraient pu faire des émules, jusqu’à notre époque. Le film raconte les rebondissements, manigances et mésaventures de la famille Maeda, sur deux jours et une nuit. Tokizo, le « patriarche » est un ancien soldat ayant servi pendant la guerre. Lui et sa femme Yoshino ont une grande idée en tête : sortir de la pauvreté, vivre la grande vie, coûte que coûte. Ses projets entrepreneuriaux, ses investissements dans les entreprises de ses anciens camarades de l’armée ont tous capoté. Heureusement, les combines de Tokizo ne s’arrêtent pas là : afin de rapporter de l’argent au foyer, il a également rapproché sa fille Tomoko d’un auteur à succès. Devenue sa maîtresse, elle peut ainsi facilement lui « emprunter » des sommes rondelettes, garder en gage un tableau de Renoir, ou même obtenir un appartement pour ses parents. Au même moment, Minoru le fils de la famille, élève lui au rang d’art l’abus de bien social en détournant l’argent de l’agence de représentation de talents pour qui il travaille. Néanmoins, même en multipliant les pirouettes pour obtenir plus d’argent, la famille Maeda parvient surtout à s’attirer toujours plus d’ennuis, sans pour autant réussir à sortir de la pauvreté.
Dans un Japon toujours en pleine croissance et en reconstruction après la guerre, La Bête Elégante surprend par ses thèmes. Aucun personnage n’échappe à l’amoralité ambiante du récit. Tous les protagonistes sont motivés par l’appât du gain ou par des considérations assez égoïstes. D’ailleurs, le seul personnage qui, dans la multiplication des arnaques et des combines, tire son épingle du jeu, ne le fait pas en étant plus « bon » que les autres, mais au contraire en étant plus « fourbe », et en mettant en place l’arnaque la plus sophistiquée. Mais surtout on peut voir au-delà de la cupidité de la famille Maeda qui est sans cesse ramenée à la pauvreté lorsque leurs projets échouent. C’est aussi le portrait de prolétaires qui, quoi qu’ils fassent, légitimes ou non, sont condamnés à rester pauvres. Extrêmement pessimiste et fataliste sur les classes sociales et leur étanchéité, La Bête Elégante n’est pas sans rappeler d’autres portraits plus contemporains de familles prolos tant Parasite (Bong Joon-Ho, 2019) ou encore Une Affaire de Famille (Hirokazu Kore-Eda, 2018) semblent en être de parfaits héritiers.
Tout comme le film oscarisé de Bong Joon Ho d’ailleurs, La Bête Elégante délivre sa terrible histoire en faisant entrer au sein de la famille un protagoniste de taille : le foyer. On se rappelle tous la belle et grande maison de la famille bourgeoise, opposé à l’appartement en sous-sol de la famille prolétaire. Ici aussi, l’appartement des Maeda joue un rôle majeur. La quasi-totalité du récit se passe uniquement dans l’appartement et ses alentours et ce petit appartement de deux pièces va être le théâtre de tous les rebondissements, de toutes les arnaques et intrigues impliquant la famille Maeda. Pour autant le long-métrage est tout sauf un exemple un peu plan-plan de « théâtre filmé » qu’on pourrait craindre lorsque l’espace filmé est restreint à quelques mètres carrés, ou que le film met en scène quasi uniquement du dialogue. Kawashima redouble d’inventivité pour filmer cet espace, pour renouveler sa mise en scène et pour capter au mieux les états et les tourments de ses protagonistes. En une heure et demie, on peut mettre quiconque au défi de trouver deux plans similaires. Mais ce qui pourrait passer pour un caprice formel du metteur en scène est pourtant parfaitement adapté à l’intrigue et à ses personnages. L’appartement des Maeda, deux pièces, une salle de bain, une cuisine et un petit balcon, est filmé sous tous les angles, même les plus improbables – ce qui n’est pas sans rappeler la fougue visuelle qu’un Seijun Suzuki pourra mettre en œuvre quelques années plus tard dans La Marque du Tueur (1967) ou Tokyo Drifters (1966). Ce dispositif ne fait que confirmer le constat fait par le scénario : quoi qu’ils puissent faire, quoi qu’ils disent, quoi qu’ils tentent, les Maeda sont condamnés, bloqués dans cette petite enceinte. Toutes les gesticulations, toute la rhétorique ou les mensonges proférés n’y changeront rien. La Bête Elégante oscillant entre comédie noire et tragédie enfermant ses personnages mérite décidément d’être redécouvert : guettez-donc les sorties vidéos (un coffret semble en préparation), on ne peut que vous conseiller d’ajouter l’œuvre de Kawashima à vos filmothèques.