Cure


En ressortant Cure (Kiyoshi Kurosawa, 1997) en Blu-ray dans une nouvelle restauration, Carlotta Films remet sur le devant de la scène un polar poisseux, où la J-horror et le fantastique s’immiscent dans le Japon contemporain. En prolongeant, par le surnaturel le film noir vers le thriller, Kiyoshi Kurosawa signe un film hautement sensoriel – volontairement hypnotique – où la folie dans laquelle basculent ses personnages est pensée comme un bug : une irruption fugace mais révélatrice de nos sombres bas instincts.

Une silhouette d'homme avec un long manteau est vue de dos, dans une salle de bains sinistre et sombre, avec de l'eau stagnante sur le carrelage ; plan issu du film Cure.

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Les âmes envoutées

Alors que Les Amants sacrifiés, son « mélo d’espionnage » selon les dires d’Alberto Barbera – directeur artistique de la Mostra de Venise où il fut en Compétition en 2020 – doit sortir chez nous à l’automne, Carlotta Films remonte de plus de vingt ans dans la carrière de Kiyoshi Kurosawa à travers Cure, remis à l’honneur dans un écrin sublimé. Seulement, si Cure fut le premier film du désormais prolifique cinéaste japonais à sortir dans les salles françaises, il est déjà l’aboutissement de presque quinze années de carrière de son auteur. Entre le pinku eiga et la J-horror, Kurosawa lorgne dans ses premiers projets vers des genres très insulaires, comme un entraînement pour en maitriser les arcanes, avant de les emmener vers d’autres rives. Et si dans Cure le pinku est certes absent, la J-horror, elle, y est modernisée. Elle s’offre un nouvel éclat, pourtant moite et ténébreux, certes déjà à l’œuvre dans une nouvelle vague du cinéma d’horreur japonais, mais ici passé au prisme d’éléments naturels comme surnaturels classiques, et architecturaux comme cinématographiques quant à eux assez novateurs.

Le regard perdu de l'inspecteur Takabe se pose sur un vieux gramophone dans le film Cure.

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Dans un Tokyo contemporain quasi-désert, Takabe enquête sur des meurtres qui s’apparentent à ceux d’un tueur en série : les victimes sont retrouvées dans des bains de sang, comme victimes d’un défouloir, la gorge lacérée d’un grand ‘X’. Alors que les meurtres sans lien apparent s’accumulent, Takabe, accompagné par Sakuma, un psychologue, finissent par tomber près du dernier corps sur un jeune vagabond du nom de Mamiya. Ce dernier souffre d’une amnésie extrême, mais semble animé d’une étrange capacité à faire vaciller le mental des autres. La possibilité d’une explication surnaturelle, la perte de mémoire de Mamiya, et sa certaine arrogance proche de la sociopathie, agacent inexorablement Takabe, déjà en proie à ses propres démons intimes. Alors que l’inspecteur mène péniblement l’enquête, il découvre que Mamiya est un ancien étudiant en psychologie, obsédé par l’hypnotisme.

Dans Cure, Kiyoshi Kurosawa accomplit sans peine la mue d’un néo-noir très antonioni-esque, avec son univers solitaire et épuré, pour muter vers le fantastique et l’anxiogène. D’abord le cadre construit par le cinéaste s’articule comme un écho moderne aux caractéristiques du cinéma d’horreur japonais. Car Cure est poisseux, mais plus que cela, il est humide, et ce pour une bonne raison : le surnaturel japonais est hanté par le motif de l’humidité, et en particulier les films de fantômes, au sens large du terme. Comme l’évoque Stéphane du Mesnildot dans les bonus de Cure, le fantôme et autres esprits japonais se trouvent d’ordinaire plutôt dans des marécages comme dans Histoires de fantômes japonais (Nobuo Nakagawa, 1959) mais également dans les brumes épaisses, propices à la tourmente comme dans Les contes de la lune vague après la pluie (Kenji Mizoguchi, 1953). Pour le spécialiste du cinéma japonais, il y a une grande connexion entre ce climat brumeux, humide, de la saison des pluies, et les fantômes. C’est d’abord la période des fêtes de o-bon – équivalent japonais de la Toussaint – mais le lien entre fantômes japonais et humidité est encore plus fécond. Le climat lourd, gris, parfois brumeux, qui précède la pluie est propice à la sensation de pression sur la peau, des effleurements alors semblables à des présences sensorielles mais néanmoins invisibles.

Vus dans l'embrasure d'une porte, deux inspecteurs en civil observent des corps ensanglantés à leurs pieds, cachés sous des draps blancs ; scène du film Cure.

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Dès lors, à la différence de films japonais clairement « de fantômes » de cette nouvelle vague horrifique comme Ring (Hideo Nakata, 1998) ou encore Dark Waters (Hideo Nakata, 2002), Cure développe un sens singulier de cette figure du fantôme, par l’intermédiaire de visions, de sensations de présences. Kiyoshi Kurosawa s’inspire d’abord du cadre dans lequel se déroule l’enquête. Tokyo parait vide, même désertée, seulement traversée de béton et de voies rapides. Un cadre impersonnel, dominé par le gris, rappelant alors ce ciel lourd qui est souvent le théâtre de cette hantise nippone. De même, peut-être inspiré par Seven (David Fincher, 1995) mais en tous les cas pavant la voie à Memories of Murder (Bong Joon-Ho, 2009), Cure est un film poisseux, qui suinte d’humidité et de noirceur, ici propices aux esprits japonais, mais créant une ambiance étouffante et exténuante pour les personnages, plaçant leur équilibre plus que jamais au bord du précipice. Le montage syncopé de certaines séquences appuie notamment cette détresse mentale. Les personnages de prime-abord réalistes et cartésiens s’abandonnent dans l’agacement puis le vertige du surnaturel, soulignant de fait leur propre impuissance. En la matière, la réalisation de Kurosawa souligne tantôt sobrement le cadre oppressant du récit, tantôt se comporte comme un enquêteur. Elle multiplie par exemple les mouvements de caméra flottant, avec un sens du « naturel » (ou naturalisme) comme des yeux observant les moindres recoins d’une situation. Kurosawa utilise fréquemment les jeux d’ombres et de lumières d’une pièce, pour mieux y révéler une forme de situation cachée ; ou encore le surcadrage omniprésent pour isoler, rapprocher, ou condamner dans un recoin exigu ses personnages.

La mise en scène de la folie qui guette les personnages de Cure est elle aussi pensée comme une hantise. A travers l’hypnose, la question de l’état mental des personnages est floue, provoquant la paranoïa chez les personnages comme sur le public. Sont-ils déjà endormis ? Sont-ils seulement obsédés ou déjà perdus ? Quand se sont-ils fait « avoir » ? La folie des crimes de Cure provient d’une forme d’état second, altérée par l’hypnose. Comme l’évoquent les personnages l’âme est alors « envoutée », mais elle est autant une incitation au crime qu’une invitation à libérer une violence enfouie. C’est ce qu’avoue un policier, qui convoque comme mobile la détestation de son collègue, ou Takabe, poussé à bout par la malice de Mamiya, dans des Blu-Ray du film Cure édité par Carlotta et MK2.échanges hypnotiques qui rappellent les rencontres entre Clarice et le Dr. Lecter du Silence des agneaux (Jonathan Demme, 1991), confessant du bout des lèvres les difficultés qu’il a à vivre avec sa femme malade, et toute la haine qu’il porte à sa situation. L’irruption de ces pensées est de l’ordre du bug par leur fugacité et leur extrême, mais paraît révélatrice des sombres pensées qui plombent les personnages. A l’aune d’un nouveau millénaire, Kiyoshi Kurosawa interroge la facilité déconcertante avec laquelle les individus ordinaires tanguent vers la folie, basculant en un instant dans la violence la plus sauvage, comme une maladie insidieuse et contagieuse – ce qu’évoque avec ironie le titre « Cure » – qui ronge la société.

L’édition vidéo de Carlotta Films se pare de compagnons de route bienvenus. Il y a comme évoqué plus tôt une analyse de Stéphane du Mesnildot sur le long-métrage, la j-horror et notamment les fantômes japonais, mais également un entretien avec Kiyoshi Kurosawa, où le cinéaste revient sur ses intentions avec Cure. Autant de points de vue opportuns pour découvrir ou redécouvrir, et toujours éclairer ce thriller glaçant, gorgé de ténèbres. En dehors de ces suppléments, cette édition se révèle surtout essentielle pour le master HD qu’elle propose, en tous points parfait, et c’est certainement ce qu’on attend principalement d’une restauration : que nous soit proposé de redécouvrir l’oeuvre dans les meilleures conditions. 


A propos de Pierre Nicolas

Cinéphile particulièrement porté sur les cinémas d'horreur, d'animation et les thrillers en tout genre. Si on s'en tient à son mémoire il serait spécialiste des films de super-héros, mais ce serait bien réducteur. Il prend autant de plaisir devant des films de Douglas Sirk que devant Jojo's Bizarre Adventure. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/rZUd2

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