Trainés sur le bitume s’était forgé chez certains de nos rédacteurs une place de choix parmi leurs Films qui n’ont pas fait genre de 2019. Il était pourtant loin d’être le coup d’essai de son réalisateur Craig S. Zahler. Parce qu’on l’aime bien, et Halloween oblige, on ne résiste pas à l’envie de vous parler de son premier long-métrage : le western épouvantable – dans le meilleur sens du terme – Bone Tomahawk.
Les Prisonniers du Désert
Deux bandits de grands chemins, une fois leurs méfaits accomplis, cherchent à prendre la fuite dans les étendues désertiques entre le Texas et le Nouveau-Mexique. Dans leur hâte, ils troublent le repos d’un cimetière indien : ’l’un d’entre eux y est brutalement tué, l’autre bandit trouve refuge dans la petite ville de Bright Hope. Retrouvé et coffré par le bien-nommé Franklin Hunt, le shérif local, des soins lui sont prodigués par l’assistante du docteur, Samantha O’Dwyer. Mais les Indiens, tourmentés par les bandits, retrouvent vite la trace du malfaiteur, et enlèvent par la même occasion Ms. O’Dwyer. Le shérif, Chicory son adjoint, Brooder, ancien prétendant de Samantha, et Arthur O’Dwyer, son époux blessé à la jambe, se lancent à la poursuite des Indiens.
Dès son postulat de départ, le film de Craig S. Zahler s’inscrit dans un mélange des genres étonnant et rafraichissant, en évoquant autant La Prisonnière du Désert (John Ford, 1956) que Amityville : La Maison du diable (Stuart Rosenberg, 1978). En puisant dans l’héritage du western classique, le cinéaste fait basculer ce genre bien établi dans l’épouvante, au moyen d’un thème canonique : le rapport entre les colons et les Natifs-Américains. Si ce sujet a très souvent été conflictuel et compliqué à traiter dans l’Histoire des États-Unis et donc dans le western, Bone Tomahawk n’échappe pas aux règles classiques de leur représentation. Il y a bien un Indien civilisé, presque endimanché, rompu aux règles occidentales, qui sert de traducteur. Mais à l’opposé de ce spectre, il y a la tribu à affronter. Barbares, aphones et sans-pitiés, cette tribu – qui n’a d’ailleurs pas de nom – correspond au stéréotype classique de la figure de l’Indien, du “peau rouge”, dans le cinéma américain.
Or, Bone Tomahawk n’est aucunement si simple, car la représentation qu’il fait de l’Indien devient un véritable enjeu horrifique chargé de sens. Les Indiens de Bone Tomahawk ne sont pas de “simples Indiens de cinéma”. Ce sont d’abord des cannibales, mais aussi des colosses furtifs, surpuissants et hyperviolents, dont la pâleur cadavérique de leurs corps musculeux rappelle autant des fantômes, des blocs de marbre mouvants façon Michael Myers que les pires des Uruk-hai de la trilogie du Seigneur des Anneaux (Peter Jackson, 2001-2003). Cet Indien-là, sans nom – et donc quasiment universel – c’est un “Autre Américain” terrifiant, cauchemar du colon, et fantôme vengeur de tous ses congénères exterminés au nom de la Conquête de l’Ouest. Leur présence, leur violence et leur surpuissance sonnent comme une malédiction envers les habitants de Bright Hope et aux pionniers de manière générale. Une punition infligée en réponse à leur extermination durant la conquête de l’Ouest, épisode fondamental de l’Histoire troublée des Etats-Unis d’Amérique bâtis presque de façon ontologique sur une profonde violence et une appropriation de territoires. Les représailles sur les habitants de Bright Hope ne sont donc pas tant causées par des Indiens sur des colons, mais sont la conséquence de ce moment collectif de la mémoire américaine qu’est l’installation, sans foi ni loi, des pionniers sur les terres des natifs américains. Un dialogue, dont on taira le contexte, cristallise cette idée : « Voilà pourquoi la vie dans l’Ouest est si difficile. Pas à cause des Indiens ou des éléments, mais à cause des idiots ! ». Des idiots, des individus, qui ne peuvent pas rester à leur place, engendrant perpétuellement le conflit.
Cette violence est, pour Zalher, structurelle de la Nation américaine, et bien que née dans une époque qui n’est plus la nôtre, elle reste le terreau de nos sociétés contemporaines, comme l’évoquent les deux longs-métrages suivants du cinéaste Section 99 (2017) et Trainés sur le bitume (2019). Cette violence graphique et obsessionnelle tend à rapprocher Zahler d’un autre cinéaste comme Sam Peckinpah. Chez ces deux réalisateurs, cette animosité n’est nullement gratuite, elle évoque au contraire un aspect honteux mais cruellement constitutif de la nature humaine, plus encore quand on parle de la société américaine. Toutefois, si Bone Tomahawk ne ménage pas son audience en termes d’ambiance anxiogène et de violence à l’image, il est curieusement contraint par des codes narratifs inhérent au film d’horreur qu’on dira “grand public”. Pour l’évoquer vaguement, il est paradoxal qu’un film à la violence aussi extrême se rompe à des concepts aussi éculés, comme celui de la final girl, certes ici un peu remanié. Passé cet écueil, Bone Tomahawk sera un âpre compagnon pour vos soirées horrifiques, qui gagne par ailleurs à être plus connu, ne serait-ce que pour que les films de Zahler puissent sortir, enfin, dignement en salles.